Les secrets d'enfance d'Emmanuel Macron et Najat Vallaud-Belkacem

Emmanuel Macron et Najat Vallaud-Belkacem sont tous deux nés en 1977 et ont grandi dans la même ville de Picardie, Amiens. L’un s’est épanoui chez les jésuites, l’autre a fait son chemin dans les quartiers populaires. CLAUDE ASKOLOVITCH a remonté le fil d’une enfanceoù déjà affleuraient les ambitions et perçaient les divergences. Cet article est paru dans le numéro de février 2017 de « Vanity Fair ».
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AFP

Cette histoire est un piège sociologique. Elle se situe à Amiens il y a un quart de siècle et parle de deux enfants qui lisent et deviendront des princes de la République. On ne les a jamais associés, comme s’il était inconcevable qu’ils viennent du même endroit, tant ils semblent différents. Et Najat Vallaud-Belkacem et Emmanuel Macron sont pourtant de la même ville, capitale de la Picardie, mais de deux mondes distincts : elle, du Pigeonnier, un ensemble cubiste au nord d’Amiens, sur une colline où pousse un quartier populaire tissé de prolétariat et d’immigration ; lui, d’Henriville, cocon bourgeois de toute éternité amiénoise, où ses parents avaient acheté une maison de briques rouges quand il avait 3 ans. Voici donc une gémellité impossible. Najat est d’octobre 1977 ; Emmanuel, de décembre. Il y a entre eux, d’Henriville au Pigeonnier, quatre kilomètres, autant dire un monde : la brunette et le blondinet ont vécu dans la même ville sans jamais se voir, se parler ni se croiser. Elle fait ses études au collège César-Franck et au lycée Delambre, les établissements d’Amiens-Nord dont les noms faisaient frémir les bonnes familles. Il est à La Providence – on dit « La Pro’ » –, la cité scolaire des jésuites au sud où l’on s’épanouit dans la douceur de l’entre-soi. La mère de Najat est à la maison et son père, sur des chantiers. Les parents d’Emmanuel sont médecins, lui professeur à l’hôpital de la ville, elle à la Sécurité sociale. Emmanuel fait du théâtre et joue du piano. En première, on le présente au concours général. La même année, il tombe amoureux d’une enseignante, Brigitte, qui deviendra sa femme. Najat rentre chez elle après les cours. Elle a ressenti des pincements en regardant des garçons, mais ces choses-là ne peuvent aller bien loin...

Quatre kilomètres. Ils se connaîtront adultes, en 2012, quand elle sera porte-parole du gouvernement de François Hollande et lui secrétaire général adjoint de l’Élysée. On ne sait pas, à regarder ce parcours, si la France est enviable, puisque tout se termine en haut de la République, ou cruelle, puisqu’il faut le pouvoir pour qu’une brunette et un blondinet finissent par se parler.

Je tutoie Macron et je tutoie Vallaud-Belkacem. C’est un effet de l’âge, du métier de journaliste. De ses déformations. Ou de la sympathie. Je la connais mieux, elle, installée en politique depuis plus longtemps que lui, apparu plus récemment dans nos paysages, mais avec quel culot ! Emmanuel prend ; Najat attend. Elle monte dans les trains qui passent à sa portée comme passagère de son ambition. Il se sent partout comme chez lui, tranquille adulte comme il l’était adolescent, puisque le monde lui était promis. Ces choses-là viennent de loin.

Le père aux mains de battoir

« Je n’ai aucun souvenir du centre d’Amiens, me raconte un jour Najat Vallaud-Belkacem. Je m’en suis rendu compte en y retournant comme ministre. Je traversais des rues qui ne me disaient rien. Mes repères étaient au nord, dans mon quartier. Le reste de la ville, je n’y allais pas, tout simplement. »

Amiens sait masquer ses fractures. Désuète par endroits, charmante souvent, des maisons de maître d’une douceur surannée. Du centre, on ne voit pas que la cité fut industrielle, longtemps gouvernée par le Parti communiste. La Somme est la frontière entre deux mondes. Après la rivière, une route monte vers Le Pigeonnier, plus ­pimpant qu’en l’enfance de Najat, mais plus isolé. La piscine du quartier, superbe avec un bassin de plongée, était surnommée, dans l’autre Amiens, « la piscine des Arabes », puisqu’on faisait « tout pour eux ». Là où elle a été construite, il y avait jadis des jeux pour enfants.

Archives personnelles

Najat est arrivée ici pour son entrée au CP. Auparavant, elle avait vécu à Abbeville. Avant encore, au Maroc, à Beni Chiker, dans le Rif, la matrice de sa famille. « Je suis une enfant du regroupement familial », a-t-elle lancé à l’été 2016. Le Rif est une région malcommode, révoltée et punie par la France coloniale lors de la guerre d’Abdelkrim, dans les années 1920, puis par la monarchie alaouite. Quand on est rifain, on subit ou on part, pour se nourrir, par fratries entières, par villages parfois. Ce même été 2016, après l’attentat de Nice, dans l’ambiance de deuil et de misère qui s’emparait du pays, la ministre a commencé à écrire un livre politique et de mémoires qui sortira chez Grasset ce printemps. Elle a forcé ses retenues pour parler d’elle, la petite Marocaine arrachée au soleil pour devenir française. Il fallait que des peurs mauvaises étreignent le pays, que l’on se mette à craindre ou détester ce qu’elle était – une immigrée, une musulmane – pour qu’elle accepte de transgresser le tabou de la discrétion.

Ils sont trois frères Belkacem qui vont, dans les années 1970, chercher fortune en Picardie. Salam, puis Mohamed et le père de Najat, Ahmed, aux mains de battoir, ces mains qui sont un trait familial. Najat, ça m’a toujours frappé, a des mains plus fortes que sa silhouette. Des prolétaires. Travailler dans les usines de Picardie : Valéo, Goodyear, qui feront plus tard des drames industriels. On fait venir les femmes, les enfants, des petits naissent en France. Avec le HLM vient l’apaisement. « On ne savait pas ce qu’avaient vécu nos parents quand ils habitaient dans des foyers d’immigrés, isolés, dit Youssef, un cousin de Najat. Dans leur culture, on ne dit pas. On est sur terre pour travailler et pour nourrir les siens. » En une génération, les Rifains font grandir des comptables et des profs de sport, une ministre et des avocats, des commerçants et un metteur en scène de théâtre, Karim, un jeune frère de Najat. Youssef a fait de la boxe française et de la communication. Il voudrait écrire sur le quartier, « avant que cela parte avec nos parents ».

Les Macron sont picards. Ils ont souffert un autre exil, en 1976. Dans une famille de médecin, ne pas voir que quelque chose va de travers au moment d’une grossesse, laisser filer une infection ? Jean-Michel Macron et son épouse Françoise attendaient une petite fille. Le bébé est mort-né. Emmanuel est l’enfant d’après. Françoise porte la blessure. Chaque mois de février, la douleur est lancinante. Retraitée aujourd’hui – grand-mère épanouie, me dit-elle –, elle exhale une souffrance en suspension que je ressens le jour où je la rencontre, parce qu’elle veut me parler de son fils. « Je ne supporte plus qu’on raconte n’importe quoi sur Emmanuel ! Comment Michel Onfray peut-il dire qu’il n’a pas fait d’études de philosophie ? Comment Étienne Balibar oublie-t-il qu’il a lui-même dirigé ses travaux ? » Depuis qu’Emmanuel est devenu l’ambitieux de la République, il prend des coups. Françoise compte sur notre rencontre pour rétablir la vérité. Elle est venue avec des notes, des documents.

« Emmanuel me dit de ne pas faire attention à ce que je lis...
– Il a raison. Plus vite vous serez indifférente, mieux ça sera.
– Mais dire qu’il n’a pas étudié la philo ? Quel sens cela peut-il avoir ?
– Pour Onfray ou Balibar – un populiste en colère et un marxiste pas guéri – Emmanuel est un banquier, un social-­libéral, un ennemi ! »

Le bruit est arrivé à Amiens : d’éminents socialistes ricanaient à Paris en murmurant que leur fils était un homosexuel honteux. « C’est le jeu, lui dis-je. Emmanuel les menace ; ils veulent l’affaiblir, l’énerver. Vous n’imaginez pas la médiocrité de ce monde. »

Je ne sais pas si cela console Françoise. Elle est à vif comme une mère peut l’être. Jean-Michel, le père, est plus petit qu’Emmanuel mais lui ressemble pourtant, avec plus de colère. Très cultivé, détestant la politique et les politiciens. Il n’a pas compris ce que son fils faisait avec Hollande. Il ne voit pas non plus ce qu’il fabrique dans des magazines. Son fils se sert souvent de Brigitte pour faire passer des messages. Jean-Michel Macron est un homme qui a du mal avec l’époque. « L’école ne fait plus son travail, l’université non plus, dit-il. On n’élève plus les jeunes hors de leur condition ! » Je raconte à Macron les réflexions de son père : « Il est devenu de droite ! » dis-je. Emmanuel dément : « Non. Il a cru à l’excellence et à la République, et il a vu ce qu’il construisait être abîmé par la mollesse politique. »

Images extraites du documentaire Emmanuel Macron : la stratégie du météore (France 3)

Emmanuel Macron ne m’a pas beaucoup donné de son enfance. « J’ai un rapport névrotique à ce que tu fais, m’explique-t-il. J’ai toujours considéré que l’intime, ce que je suis au plus profond, est dissocié de mes activités publiques. C’était déjà vrai dans mon enfance. » Il y a chez cet homme souriant une étrangeté diffuse. Ses vieux enseignants se souviennent d’un enfant brillant, qui intellectualisait les choses. Les livres et la musique étaient un univers à sa dimension. Quand la fameuse loi Macron a dû passer par la ruse constitutionnelle du 49.3, imposée dans un vote bloqué alors qu’Emmanuel pensait convaincre l’Assemblée nationale, il s’est consolé en jouant du piano : l’homme ébranlé retrouvait le petit garçon qui s’accrochait au Conservatoire. C’est ainsi que Brigitte, son épouse, a compris qu’il n’allait pas bien. Elle l’a dit à ses parents. On est toujours, adulte, un enfant pour lequel on s’inquiète.

Un roman dans le tiroir

Il fut un temps où la France y croyait. La césure sociale est une grille fallacieuse. Il y a trente ans, chacun de son côté de la Somme, la même envie poussait ouvriers du Pigeonnier et bourgeois d’Henriville à inventer un avenir plus riche. Ahmed Belkacem écumait la braderie de la ville – la « Réderie », le mot vient du vieux français et évoque le rêve ou l’extravagance – pour rapporter des livres à ses filles. « Des caisses de livres, littéralement des bouquins au kilo », se souvient Fatiha, son aînée. Ahmed Belkacem ne plaisantait pas avec l’ordre. Il savait combien de temps il fallait aux filles pour rentrer du collège et le retard n’était pas une option. Mais lire était une liberté souhaitable. Fatiha et Najat liraient et seraient bonnes élèves. Rien ne leur serait impossible, même si beaucoup leur était interdit. Fatiha et Najat lisaient la nuit, à la lueur d’une lampe de poche, les livres de la Réderie, puis ceux du bibliobus qui s’arrêtait au cœur du quartier.

Emmanuel lisait aussi. Dans sa demeure d’adulte, au Touquet, cette excroissance de l’Amiens bourgeois sur la côte, il a rapatrié la bibliothèque de sa grand-mère, Germaine Noguès. Manette – on appelait ainsi la principale de collège à la retraite originaire des Hautes-Pyrénées – lui offrit un monde : ses vieilles « collections blanches » de Gallimard, dont il se construisait un langage que les autres enfants ignoraient. À 11 ans, il s’était enchanté à la lecture de La Symphonie pastorale d’André Gide et des Contes de la bécasse de Guy de Maupassant. Il resterait précoce. La maison paternelle n’était pas en reste. Jean-Michel faisait du grec avec lui. « Emmanuel était curieux, dit-il. C’était une éponge. Il a toujours pris tout ce qu’il pouvait prendre de ceux qu’il côtoyait. » Autour de l’enfant se jouait une sourde compétition. Manette avait choisi Emmanuel entre tous ses petits-enfants, le nourrissant de travail jusque pendant les vacances familiales dans les Pyrénées. « Quand il a grandi, ça a continué, se souvient une cousine. Elle lui faisait des fiches de lecture quand il était à l’ENA parce qu’il n’avait plus le temps de tout lire. » Rien n’est faux, mais il n’y a pas que ça. Françoise : « Il n’était pas enfermé. Il sortait. Il jouait aux boules. Il allait à la pêche. »

Quand je rencontre les parents d’Emmanuel, un manque se dessine. Ils doivent se retrouver dans le récit de leur fils. Il leur a échappé depuis longtemps, dans ses amours et dans ses choix : Manette, puis Brigitte, comme si d’autres adultes avaient pris leur place. Emmanuel les a autorisés à me voir pour cela : ils en ont besoin. Quand il était petit, Jean-Michel se fâchait avec sa belle-mère pour qu’elle lui rende « Manu ». Germaine l’envahissait. Françoise insiste : « Non, nous n’étions pas des parents austères qui ont abandonné leur fils à sa grand-mère ! Non, il n’a pas été question qu’elle l’adopte ! » Alors qu’Emmanuel était collégien, ses parents ont visité le Mexique. Ils en ont raconté assez pour que l’enfant parte en obsession. Il a lu Serge Gruzinski, l’historien du métissage latino-américain, et écrit un roman, Babylone Babylone, l’histoire du dernier Indien avant l’extermination par les soldats de Cortez. Il l’a proposé à l’éditeur Jean-Marc Roberts, qui l’a refusé gentiment. Françoise garde la nostalgie de l’écrivain que son fils n’est pas devenu.

On ne dit pas « pallier à »

Je ne connais pas les parents de Najat. Najat a du mal avec ces histoires. Elle se protège et protège les siens. Il y a quelques années, sa mère est venue vivre avec elle, à Lyon, après s’être séparée de son mari. Najat l’a alors inscrite à des cours de français. Ahmed était devenu autre. Najat n’en parle pas. Elle évoque sa mère, son optimisme et son courage. Fatiha parle plus de son père. Elle seule revoit Ahmed, sexagénaire aujourd’hui, qui vit entre le Maroc et Amiens. Nul ne sait ce qu’il pense quand il voit sa cadette au sommet de ce pays.

L’absence du père met un voile sur l’enfance ? Dommage. Alors la famille est forte. On va au bord de la mer. On fréquente les cousins. On recrée au Pigeonnier un petit Rif avec ses rites. « On célébrait les naissances, les baptêmes, se souvient Youssef, le cousin. Des enfants naissaient en France. On tuait le mouton ! » Il y avait des fermes au nord d’Amiens où les hommes allaient chercher les bêtes pour l’Aïd et les fêtes. L’islam n’était pas un sujet. L’islamophobie, une hypothèse. Le racisme, un nuage incertain. « Si tu n’es pas sage, on va chercher Le Pen », disait-on à Youssef dans son enfance. Au collège, Raphaël Vilatte, fils de la prof de musique, enfant de militants communistes, taquinait Fatiha pendant le ramadan. « Tu vas devoir tenir jusqu’à ce soir, ça va être dur ! »

Quand j’ai connu Najat, à Paris, elle jeûnait pendant le mois sacré. Elle a laissé la coutume en route. Elle s’est moulée naturellement dans les canons du désir républicain. Socialiste, bonne élève, mariage exogame avec un énarque landais. Je prends un café avec elle, un matin de septembre, à son ministère. Elle me montre son bureau, qui fut celui de Jean Zay, ministre de l’éducation du Front populaire. On parle politique et un peu plus. Elle vient de se lâcher dans L’Obs contre le discours ultralaïque de son premier ministre : « Manuel Valls a son identité politique. Pour lui, l’essor de l’islam radical est le combat central. Pour moi, la société française est d’abord minée par le repli identitaire, le ressentiment à l’égard des musulmans. » Elle dit « les musulmans » et l’on se ­demande si elle pense « nous ». Moi, alors, ayant repéré la date : « Au fait, bon Aïd ! » Elle : « Ah oui, je dois appeler ma mère pour le lui souhaiter ! » Quelques jours plus tard, j’apprends par Fatiha que la famille s’était retrouvée la veille, chez elle, en banlieue parisienne, pour célébrer la fête avec un jour d’avance. Najat y assistait. Elle ne me l’a pas dit.

Najat se protège dans une mémoire rapiécée. Elle a tant oublié des lieux et des gens, mais rit quand je les lui rappelle. « Tu as vu, Laurent ? s’amuse-t-elle. C’est énorme ! » Laurent Magnier, fils de banquier et aujourd’hui banquier lui-même, que ses parents avaient laissé étudier dans un quartier populaire, était l’amoureux platonique de Najat. « J’ai gardé d’elle le souvenir de son rire en cascade, dit-il. Elle était vive, brillante ! » Laurent est toujours épris de Najat, mais aussi homosexuel et marié. Que sa copine de classe, porte-parole du gouvernement au moment du mariage pour tous, ait incarné sa libération, est un enchantement. « Toute ma vie, j’ai entendu des choses ignobles ; c’est Najat qui m’a rendu ma dignité ! » Elle est ravie?: « Laurent est marié ? C’est énorme ! » Elle retrouve une photo, elle aux cheveux longs et frisés, lui en cravate, à une répétition théâtrale organisée par une association locale, Théâtre 80, qui a changé jadis quelques vies.

Archives personnelles

Ministre, Najat s’est fâchée un jour contre l’économiste ­Thomas Piketty, qui prétendait vaincre l’inégalité en arrachant les enfants pauvres aux écoles de leurs quartiers. Elle fut heureuse dans ses écoles. Au cœur du Pigeonnier, le collège César-Franck a désormais une réputation contrastée. Quand on entend que cela chauffe à Amiens, Najat se demande toujours si c’est arrivé chez elle. Mais de son temps, on espérait encore. L’immigration se mêlait aux classes populaires picardes et les enfants de la campagne rejoignaient les Marocains en classe. L’école fonctionnait. En sixième, en novembre 1988, Najat doit disserter sur « les bêtises ». « D’après mon jugement, je trouve que je n’ai fait ni trop ni trop peu de bêtises, écrivait-elle. Mes parents ne m’ont jamais raconté que j’étais intolérable. » Les textes sont charmants. En mars 1989, sur les jouets : « Il y avait une poupée que j’aimais beaucoup. Je lui ai toujours prêté plus d’attention qu’aux autres que je considérais comme de simples jouets. Mais celle-ci était pour moi un être humain. Lorsque j’étais triste, la prendre dans mes bras était pour moi une grande consolation. » En cinquième, Najat planche sur l’écologie, pour une brochure pédagogique. « Le bois, l’arbre, la forêt ont longtemps été sans secours, impuissants, abandonnés aux mains des hommes. Mais pourquoi s’en prend-on à eux ? » Sa langue est celle d’une jeune lectrice. Rien ne transparaît de ses origines. « On ne dit pas “pallier à” », souffle-t-elle à Marie-Laure Clerc, fille d’un responsable d’Emmaüs, qui devient sa meilleure amie en sixième. La gamine est admirative : « Tu parles comme un livre. »

Décalage ? Au même âge, le collégien Macron lit Le Roi des aulnes de Michel Tournier, Les Nourritures terrestres d’André Gide, René Char ou Paul Éluard, et chemine en avant de ses camarades. Autant Emmanuel sort de la norme, autant Najat y aspire. Elle n’a pas le choix de la transgression. Fatiha ouvre les portes. L’école est le lieu de la seule liberté envisageable. Au lycée, l’aînée aimerait passer en section littéraire mais l’établissement où elle s’épanouirait, Madeleine-Michelis, est trop éloigné du quartier. Elle fera sciences-éco à Delambre. À la maison, les parents parlent berbère entre eux et avec Fatiha. Najat veut parler français à sa mère. Les sœurs Belkacem sont vives à l’extérieur, Fatiha plus que Najat, mais appréhendent les limites. On apprend les frontières du dicible. Ce qui est de la maison et ce qui est de l’école. Ce qui est comme tout le monde et ce qui n’appartient qu’à soi.

Marie-Laure, la meilleure amie, tient un journal. « Najat est ma super-copine, écrivait-elle. Elle est hyper-extra-géniale. On a les mêmes ambitions. » Lesquelles ? « On voulait devenir magiciennes », me dit celle qui est aujourd’hui professeur documentaliste à Orléans. Elles faisaient des concours de 20 sur 20 en classe. Elles se cachaient dans les escaliers pour ne pas sortir en récréation. Des années plus tard, Najat, ministre, a demandé à Marie-Laure de revenir avec elle à Amiens. Marie-Laure a alors découvert une Najat dont elle ignorait tout, quand son amie et sa suite ont visité une association dont le responsable allait être décoré par la ministre. L’Alco, l’Association des langues et cultures d’origine, avait été aussi importante pour Najat que Marie-Laure, mais celle-ci n’en savait rien.

Mohamed El Hiba était un gauchiste marocain des années d’utopie, qui préféra la France à la police du roi. Dans les années 1970, il crée l’Alco à Amiens-Nord avec des amis – militants catholiques ou issus de l’immigration – afin de préparer les jeunes pour le retour au pays. « On pensait que les familles repartiraient. Il fallait garder le lien avec le Portugal, le Cap-Vert ou le Maroc, enseigner les langues... » Le retour n’aura pas lieu mais l’Alco devient un point fixe. Une tante de Najat, Mimount, y travaille. « On savait qu’il y avait quelque chose à faire pour les filles, pour qu’elles sortent de chez elles, se souvient Mohamed El Hiba. On a fait passer le message : on allait ouvrir un atelier seulement pour les filles, et on y ferait de la broderie ! Des parents ont cru que ça valoriserait leurs filles de savoir broder, le jour où il faudrait les marier ! »

La tante Mimount est désormais active au sein de la communauté musulmane. La religion a pris sa place au quartier, comme en témoignent les femmes voilées dans les rues. L’Alco n’a pas changé. Au sous-sol, il y a vingt-cinq ans, Najat et Fatiha faisaient de la broderie, mais pas seulement. Elles respiraient, échappant aux familles ou à l’enfermement. Elles mettaient de la musique, dansaient, chantaient. C’était à elles. El Hiba et son équipe les protégeaient. Marie-Laure ne pouvait-elle pas le deviner ? Les intimes sont dissociés.

Percuté par une voiture

À La Providence, Emmanuel est un bon camarade. Il passe sa copie ou explique ce qu’il a su avant les autres. On n’imagine pas de méchanceté à « La Pro’ ». C’est un lycée-monument reconstruit après la guerre, doté d’une salle de spectacle de six cents places. Dans les années 1950, le futur écrivain Vladimir Volkoff y a enseigné l’anglais et transmis son amour du théâtre. Sur les photos de classe des années 1990, quand Emmanuel est au lycée, « La Pro’ » est un monde blanc. Jean-Michel et Françoise l’ont choisi par commodité, ils habitaient tout près. Manette avait averti son gendre et sa fill ?: le niveau du collège de zone n’était pas très bon sauf si Emmanuel prenait allemand première langue. « Je voulais qu’il fasse anglais, dit Jean-Michel. Je n’avais pas envie de cette ruse. » Najat a fait allemand première langue.

Emmanuel traverse La Providence avec grâce. Les enseignants sont souvent des catholiques engagés, que l’on retrouve chantant dans des chœurs d’église ou militant pour les migrants au Secours catholique. Les élèves sont amiénois, d’une bourgeoisie qui se protège parfois des indisciplinés parisiens ou lillois placés par leur famille. L’instruction religieuse est facultative. Quand ils grandissent, les élèves prennent leurs habitudes dans les cafés de la place Gambetta et, pour les plus chanceux, en s’invitant dans les villas du Touquet. Emmanuel marque ce monde sans en être vraiment. Il n’apprend pas grand-chose, tant il sait déjà. Il a lu le programme avant la rentrée. « C’était l’élève qui restait avec moi pour discuter sérieusement », se souvient Marc Defernand, qui fut son professeur d’histoire. Le garçon regarde les adultes dans les yeux. Un professeur de latin explique-t-il, pour faire simple, qu’une forme grammaticale se retrouve dans tous les textes qu’ils étudieront ? Une semaine plus tard, Emmanuel vient le voir avec un contre-exemple. Il ne parade pas, ni ne raille. Les adultes en parlent chez eux. « Ma fille a souffert de mon admiration pour Emmanuel, se souvient Léonard Ternoy, professeur de lettres aujourd’hui retraité. Elle avait un an de plus. Elle préparait son bac français et je parlais à table du jeune Macron, ce garçon exceptionnel. »

Images extraites du documentaireEmmanuel Macron : la stratégie du météore*(France 3)*

Cela forge un rapport au monde d’avoir toujours rencontré l’approbation. Précisons : l’approbation et la reconnaissance des gens plus âgés. Complétons : de n’apprécier, au fond, que cette validation, venue d’êtres humains ayant plus vécu que lui. « Emmanuel a toujours été adulte », disent ses parents. Il ne choisira, longtemps, que des anciens, dont il pourra s’enrichir. Sa grand-mère. Ses enseignants. Brigitte bientôt. Plus tard, à Paris, le philosophe Paul Ricœur dont il sera l’assistant. L’homme d’affaires Henry Hermand, qui vient de mourir, nonagénaire, en novembre 2016 : son témoin de mariage. Cela commence tôt. Jeune homme – je parie sans risque –, ses contemporains ne le passionnaient pas. Le ressentaient-ils ? « Emmanuel sait vous donner l’impression que vous êtes important », dit Jean-Michel. « Emmanuel est un acteur, précise Marc Defernand. Il jouait aussi parmi nous. Quand il faisait un exposé brillant, il le jouait ! »

Ceux qui sont autres apprennent d’instinct à se faire pardonner. À La Providence, Emmanuel attire des élèves qui se piquent d’aimer les livres et entendent parler d’un gamin qui a lu Le Roi des aulnes. Emmanuel ne force rien. L’aime-t-on toujours ? À la fin des années scolaires, les élèves se dédicacent les photos de classe. En première, à un camarade aujourd’hui pharmacien, Emmanuel concocte un hommage élaboré, où il évoque le mot « oulipien » d’un autre ami... Oulipo, l’ouvroir de littérature potentielle, cette école de décontraction de l’écriture à laquelle participa Georges Perec, était familière à Emmanuel. Pas aux autres. « J’ai dû aller chercher le dictionnaire pour comprendre », dit le compère.

« Le seul problème d’Emmanuel, à l’époque, et sans doute aussi aujourd’hui, c’était de gérer l’échec », dit Renaud Dartevelle. Ce professeur d’histoire en Essonne fut l’ami d’Emmanuel à La Providence : Renaud se souvient – ces choses-là restent – d’un moment de la classe de cinquième, quand les élèves, montant Topaze de Marcel Pagnol, n’avaient pas retenu Emmanuel pour le rôle-titre. « Emmanuel était très gentil ; il avait plein de copains. Simplement, on ne l’avait pas choisi. Il y avait une crispation, un étonnement, comme si les lois de l’univers ne fonctionnaient plus. La première place, qui lui revenait naturellement, lui échappait ! » Deux ans plus tard, Emmanuel prend les devants. Avec Dartevelle, ils montent Jacques et son maître de Milan Kundera, d’après Diderot. Ils se sont distribué les rôles. C’était plus sûr.

À l’adolescence, Emmanuel tombe amoureux. Elle s’appelle Anne-Laure. Elle est juive. Il a des gestes romantiques et lui écrit de belles lettres. Un jour, il sort de chez elle, la tête dans les nuages. Une voiture le percute ; il n’a rien vu venir. Il en ferait, des bêtises ? Est-il à ce point dans son propre spectacle, enchanté ? Le théâtre est ce qui émeut Emmanuel. Il est un adolescent en chemise blanche et aux cheveux fous. On s’évade du monde ou on prend une option sur ce qu’il sera.

Le seul à ne pas dire « mitrand »

Ces années-là, l’histoire s’emballe. Le communisme s’effondre alors qu’Emmanuel et Najat ont 12 ans. À César-Franck, la professeur d’allemand rassemble ses élèves quand le mur de Berlin tombe : « Vous vous souviendrez que vous vivez un jour historique. » Najat se rappelle : « Elle nous avait sensibilisés avant même la chute du mur. Elle nous montrait des images de kilomètres de barbelés, de grillage, de miradors... » Deux ans plus tard, quand commence la guerre du Golfe, au Pigeonnier, on fait des provisions. Les gens du Rif gardent la peur de manquer chevillée au corps.

Au centre-ville, on n’a pas peur. On parle politique comme des enfants bien éduqués. Renaud Dartevelle s’amuse d’avoir un copain de gauche. « C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui disait Mit-ter-rand, pas “mitrand”, comme chez moi, dans les familles de droite qui ne l’aimaient pas. » Emmanuel aime bien Henri Emmanuelli, le rugueux Landais qui tient la juste ligne, en ce temps-là. Il l’imite parfois. L’histoire est espiègle. Avant de camper à l’aile gauche du Parti socialiste, Emmanuelli a été banquier. Chez Rothschild. Quasiment là où, plus tard – autre temps, autre structure, mais le même nom – Macron, jeune adulte, deviendra riche. Autre hasard ? Quand Jacques Attali, intellectuel prolifique qui conseilla François Mitterrand, publie Verbatim, ses Mémoires de la présidence socialiste, Emmanuel, 15 ans, est fasciné. « Il disait le plus grand bien d’Attali, assure Dartevelle. Il admirait celui qui avait réussi à être si proche du pouvoir, en faisant passer ses idées ! » Emmanuel connaîtra Attali, qui le recommandera chez Rothschild, justement ! Et le prendra en 2007 dans sa Commission pour la libération de la croissance française...

Depuis l’enfance, Emmanuel est resté le même. On lui donne, il le vaut bien ! Il n’est d’autre voie que splendide. Najat, elle, s’en remet aux règles. Elle rebondit tôt sur quelques hasards pour découvrir la politique, bien avant ­Emmanuel, mais à la base, à sa place, devenant, étudiante, l’assistante d’une députée socialiste, Béatrice Marre, ancienne collaboratrice de Mitterrand. Un beau début, mais à sa mesure ! Le chemin est possible depuis Le Pigeonnier, mais sans raccourci, et l’ambition se blinde de patience. S’il y a une explication à la suite, elle est ici : l’origine induit le caractère. Najat observe en prudence et en décence. Emmanuel ne s’interdit rien, puisqu’il est naturel que l’on vienne à lui.

En septembre 1993, Emmanuel est en première. Il va avoir 16 ans. L’année précédente, il a intégré, au lycée, un atelier théâtre mené par une professeur de français blonde et vive. Brigitte Auzière est différente. Elle approche de la quarantaine, trois enfants, un mari banquier dans un vieil établissement amiénois, une famille dont on parle avec respect entre Henriville et Le Touquet : elle est née Trogneux, les chocolatiers du centre-ville, fabricants de macarons, maîtres à jouer de la bourgeoisie locale. Jean-Claude, le frère de Brigitte, organise chaque année un rallye à vélo entre Le Touquet et Amiens, symbole du jumelage des classes élégantes. Brigitte dépasse ses origines. Elle vibre et fait vibrer pour la littérature. De chez elle, rue Saint-Simon, à la maison des Macron, rue Gaulthier-de-Rumilly, il y a environ 200 mètres. Emmanuel les franchit cette année-là. Il prend le commandement de ceux qui l’entourent et de sa vie.

Pour les élèves de l’atelier théâtre, ce fut une belle saison. Ils en ont chéri le souvenir, chacun dans son destin ; en ont reparlé au fil des ans, bien avant que la célébrité d’Emmanuel, sorti de leur vie, ne les réveille. Il s’était passé quelque chose. La maladie d’une camarade, leucémique, qui avait participé au projet jusqu’au bout de ses forces, les arrachait à l’insouciance. La scène les sortait d’eux-mêmes. On les applaudissait. Ils étaient, élèves de terminale et de première, sous le charme de Brigitte et d’un adolescent tranquille qui s’était imposé à eux.

Emmanuel avait choisi la pièce. Une comédie d’un auteur italien contemporain, Eduardo De Filippo, jugée subversive à sa création en 1965, puisqu’elle moquait le sérieux de l’État. Le directeur d’une troupe de théâtre vient solliciter un préfet, qui le traite par le mépris. Il s’emploie ensuite à le rendre fou, organisant pour lui des scènes vertigineuses, le fonctionnaire ne sachant plus s’il a en face de lui des personnages réels ou des comédiens en représentation. Emmanuel joue le directeur. Il met en scène et écrit. Comme la pièce manque de rôles féminins pour la troupe, il ajoute une scène extravagante, imaginant sept jeunes femmes en robe de mariée venant sur scène pour parler de l’homme idéal. Toutes ayant été séduites par le même homme qui ne les épouse pas. Sept lycéennes en blanc, marionnettes qu’agite Emmanuel, 16 ans depuis le 21 décembre 1993... Il a réécrit De Filippo, introduit des alexandrins, et même une citation de l’écrivain Jean Tardieu : « Ainsi, nous pouvons décider ensemble que le cri du chien sera nommé hennissement, et que tous les chiens de la terre vont se mettre à hennir. » Brigitte s’intéressait à Tardieu. Est-ce d’elle, ou était-ce de lui ? C’est eux. Un couple est né dans les vapeurs du théâtre. « Je découvrais que nous nous étions toujours connus », s’émeut Emmanuel dans son livre, Révolution (éditions Xo), en novembre 2016. Une tension amoureuse irradie le petit groupe d’adolescents, sans que rien ne soit jamais dit. Laurence, l’aînée des filles de Brigitte, fait partie de l’atelier. Le théâtre semble hors du lycée et de ses règles, tant on se sent égaux. Mais seul Emmanuel a cette décontraction qui le conduit à s’installer chez Brigitte comme chez lui pour travailler. Un jour, il ouvre la porte à un copain, médusé, venu rendre visite à l’enseignante. « Brigitte va revenir, entre ! Tu veux boire quelque chose ? »

Au printemps 1994, la bande de lycéens touche au bonheur. « J’ai vu Gérard Philipe jeune », exagère encore, vingt-deux ans plus tard, l’organisateur du festival de théâtre lycéen, Claude Verdier, époux d’une enseignante de La Providence. Gérard Philipe ? Ce mois de mai 1994, Verdier est monté sur scène pour féliciter les jeunes troupes et a déclamé un petit poème de son cru, dont ce quatrain dédié à Emmanuel Macron.

« De ses cinq compagnons,
*la même promotion qu’Emmanuel. Mais ils ne se fréquentent pas. Najat a raté le concours de l’ENA mais elle est adoptée par le maire de Lyon, Gérard Collomb. Elle va grandir sans mot dire et puis elle existera. Le reste, c’est de l’actualité.

Notre histoire s’est achevée à la sortie d’Amiens. Aujourd’hui, elle voudrait diriger le Parti socialiste. Emmanuel en veut un peu plus. Quand il s’est élancé, Najat a désapprouvé cet empressement. Cela ne se faisait pas ? Pas chez elle. Le renoncement de Hollande l’a démunie, la contraignant à un choix d’adulte : l’univers normé qu’elle avait rejoint s’effondre autour d’elle. Macron a la chance de n’avoir jamais été jeune, ou de l’être resté. Ceux qui l’ont connu acteur juvénile ne sont pas dépaysés quand il porte et force la voix et surjoue dans un meeting, lançant un grandiose « Est-ce que vous avez peur ? » à sa foule, un samedi de décembre Porte de Versailles, souriant de sa performance. Elle n’est pas de ce registre. Il est parti quatre kilomètres devant, dans la conscience de soi et l’appétit de conquête. Ce qui sépare la rue Mozart au Pigeonnier de la rue Gaulthier-de-­Rumilly à Henriville. À la mi-vie, ça se grignote, ou, définitivement, on n’était pas du même monde ?

Cet article est paru dans le numéro de février 2017 de « Vanity Fair ».