Héroïnes de la littérature classique : celles qui ont dit non

Portrait d'une jeune fille qui lit, extrait d'une peinture de Valentin Aleksandrovitch Serov. ©Getty - Picturenow
Portrait d'une jeune fille qui lit, extrait d'une peinture de Valentin Aleksandrovitch Serov. ©Getty - Picturenow
Portrait d'une jeune fille qui lit, extrait d'une peinture de Valentin Aleksandrovitch Serov. ©Getty - Picturenow
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Conversation autour des héroïnes de la littérature française avec Jennifer Tamas et Claude Habib.

Avec
  • Jennifer Tamas Professeure à Rutgers University (New Jersey), spécialiste de la littérature française de l’Ancien Régime et essayiste
  • Claude Habib Professeur de littérature à l'université de la Sorbonne nouvelle, spécialiste de la littérature du XVIII° siècle

Alain Finkielkraut s'entretient avec Jennifer Tamas, auteure de Au non des femmes, Libérer nos classiques du regard masculin (ed. Seuil) et Claude Habib, spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle. Retour sur ce que les héroïnes de la littérature classique nous auraient transmis : de la résistance au pouvoir de dire "non".

"A leur manière, les femmes du Grand Siècle ont résisté, elles ont désobéi, et de ces combats à bas bruit, il demeure des traces. Sous les images de princesses endormies célébrées par l’industrie du divertissement se cachent de puissants refus, occultés par des siècles d’interprétations patriarcales." Jennifer Tamas,  Au non des femmes, Libérer nos classiques du regard masculin, éd. Seuil.

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"D'où parlez-vous ? Comment parlez-vous pour être aujourd'hui entendue de vos étudiants ?" sera la première question posée, à Jennifer Tamas.

"Je dis qu’il ne faut pas avoir de piédestal parce que concrètement, nos salles de classe sont organisées en créant une sorte de table ronde, il y a cette idée que la parole circule et qu’on est là pour une conversation. La deuxième forme de changement est qu’au lieu de dicter un cours, on va cueillir l’étudiant, l’étudiante là où elle est. Mon premier cours est toujours de faire une fiche de renseignement pour savoir quels sont leurs goûts, quelles sont leurs passions et quelles sont leurs formes de culture. Je vais partir de ceux qu’ils savent pour essayer de cueillir leur instantané et de les faire remonter avec moi dans la société de l’Ancien régime." Jennifer Tamas

“Je suis d’accord avec vous sur l’idée de prendre les étudiants où ils sont. Maintenant, il ne faut pas les laisser là où ils sont. Nous sommes d'accord sur le fait qu’il y a des idées à rectifier, et en particulier toutes ces projections féministes sur les siècles passés. Elles sont très difficiles car il y a des risques de distorsion. Bien évidemment, dès le XVIe siècle, j’ai rencontré chez Hélisenne de Crenne des choses qui ressemblent à la critique du double-standard, donc bien sûr on voit des protestations contre le sort fait aux femmes, contre l’inégalité, pour l’accès à la culture, et en même temps j’étais sensible aux arguments de Geneviève Fraisse, à savoir que le féminisme en tant que tel n’existe qu’à partir de la Révolution française, qu’à partir du moment où il y a un Etat à qui on demande des réformes, et qu’avant on est dans la querelle des femmes, chaque sexe va défendre la prééminence de son sexe, mais ce n'est pas du féminisme à proprement parler." Claude Habib

"Quand on lit, les préjugés volent en éclats" (J. Tamas)

"Pendant longtemps, on nous a expliqué que les certains professeurs avaient confisqué le sens des textes, et qu’on pouvait avoir qu’une interprétation qui était la leur. C’est ça la force de la littérature : on a tous des préjugés, et quand on lit, les préjugés volent en éclats. (...) Vous parlez des “trigger warning”, c’est intéressant car si on croit au pouvoir de la littérature, c’est-à-dire si l’on croit que la littérature a un effet sur nous, alors on se doit d’avertir car par définition l’effet peut être de réminiscence, d’une explosion d’émotions." Jennifer Tamas

"Je suis gênée par cette question des “trigger warning”. À propos de la querelle de “L’Oaristys” qui a agité l’Université récemment, le groupe des “salopettes de Lyon” s’en est pris au jury d’agrégation pour dire "a-t-on le droit de dire que “L’Oaristys”, ce texte de Chénier est un récit de viol ?". Je ne pense pas que ces femmes étaient susceptibles et que ça réveillait des souvenirs traumatiques, car quand on lis le "L’Oaristys" c’est tellement loin de l’expérience. (...) Quand les Grecs parlent du viol, ils le font. Mais là, ce type de poème est différent, ce sont des poèmes d'interactions heureuses. On est dans une interaction où la femme dit “non” mais ça ne veut pas dire “non”, mais ça veut dire “peut-être”. Elle recule, mais elle cède. Alors, nous sommes dans une toute autre perspective de l’arrangement des genres. Le “oui féminin” existe depuis qu’il y a la pilule, à partir du moment où l’acte sexuel ne va pas avoir des conséquences catastrophiques pour les femmes. On est dans un autre arrangement sexuel, mais on peut quand même faire l’effort de comprendre que pour toute la littérature classique, une femme qui dit “oui”, qui dit “je te désire ardemment”, est soit complètement égarée par l’amour, soit c’est une prostituée." Claude Habib

"Pour finir sur "L’Oaristys”, ce qui a choqué les étudiantes c’est qu’on ne leur réponde pas. Il aurait juste suffit que le jury d’agrégation dise que “toute interprétation, s’il est documentée et repose sur une argumentation claire avec des exemples précis sera validée parce qu’on évalue des compétences de professeurs”, il n’y a pas de vérité des textes. Si ça choque, je vous renvoie à King Kong Theory et à Virginie Despentes, qui dit qu'il y a une culture supérieure dans la hiérarchie sociale et qui montre des violences, et qu’on veut sortir de ces violences-là. Ces étudiantes, quand elles disent l’"L’Oaristys”, vous dites que c’est une conversation heureuse, et en fait il y a de l’agression dans cette conversation, il y a du forçage. (...) Il faut distinguer le patriarcat, c’est-à-dire les lois, les injonctions, les assignations, et la littérature, qui justement n’est pas un décalque de la société, elle interroge les normes, les vides juridiques, et propose autre chose. C’est en ça que cette littérature classique nous enchante et peut nous donner des modèles pour le féminisme d’aujourd’hui." Jennifer Tamas

"Il y a dans la galanterie un jeu de société dans lequel les femmes sont parties prenantes" (C. Habib)

"La galanterie est quelque chose qui bouge, mais dans son âge euphorique… Il y a là-dedans non pas du “non” mais un jeu de société dans lequel les femmes sont parties prenantes, elles entrent dans un jeu. Ce n’est pas un moment de refus mais un moment de conjonction mixte et heureuse." Claude Habib

"La galanterie est la parole qui autorise et accepte le refus. C’est en ça qu’il y a une subversion de l’ordre patriarcal où les femmes sont des marchandises, où les alliances sont des échanges économiques, et que la galanterie est un contre-pouvoir." Jennifer Tamas

Sources bibliographiques

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