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Un cœur brisé entre Ukraine et Russie

26 March 2022

Un cœur brisé entre Ukraine et Russie
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La Grande Porte de Kiev, Décor de scène pour les Tableaux d'une exposition de Moussorgski au théâtre Friedrich, Dessau, Wassily Kandinsky, 1928 ; Crédit d’image : wikiart.com

Le témoignage d'un psychanalyste sur les relations ukraino-russes. Cet article a été publié en anglais et en italien le 25 février 2022, (ici les remarques après-coup, 13 mars 2022) dans European Journal of Psychoanalysis, https://www.journal-psychoanalysis.eu/a-broken-heart-between-ukraine-and-russia-2/.

En quelques années, Poutine a réussi à accomplir, sans le vouloir, un chef-d’œuvre : faire naître un puissant sentiment national ukrainien qui auparavant, lors de mes fréquentes visites, m’avait semblé un phénomène marginal ne concernant qu’une minorité. Aujourd’hui, même ceux qui ne parlent que le russe mais habitent l’Ukraine haïssent la Russie. Ce n’est pas une haine ancienne entre les deux pays qui explique les décisions politiques de ces dernières années, mais plutôt ces décisions politiques récentes expliquent la nouvelle haine entre les deux pays.


On voit sur Facebook et autres réseaux sociaux des détenteurs russophones de passeports ukrainiens écrire : « C’est mon dernier message en russe. Dorénavant, je n’écrirai qu’en ukrainien, et c’est la langue que je parlerai à la maison aussi. » Voilà le chef-d’œuvre de Poutine.


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Des amis ukrainiens me disent que ces dernières semaines les magasins d’armes à feu dans le pays se vident : presque tout le monde a acheté au moins une arme à feu. Il y a de longues listes d’attente pour s’entrainer dans des clubs de tir, ce qui en dit long sur la confiance des Ukrainiens en leur armée. Ils sont certains que si Poutine le voulait, il pourrait envahir l’Ukraine en quelques jours [comme on le sait, ce n’a pas été le cas]. Par conséquent, il vaut mieux s’armer et se défendre chez soi. Lénine parlait d’une milice populaire, mais elle est prônée également par la National Rifles Association aux États-Unis.


Les enfants de 5-6 ans ont continué à fréquenter l’école ces dernières semaines, mais les instituteurs leur montrent comment se rendre à l’abri le plus proche en cas de bombardement — des lieux souterrains sans chauffage. Je peux imaginer ce qui se passe dans la tête de ces enfants. Je sais aussi que dans le Donbass les élèves reçoivent le même entraînement, en cas de bombes venant de l’Ukraine.


Mais la politique adoptée par le gouvernement ukrainien jusqu’à présent a été de dédramatiser, afin de ne pas alarmer la population. En dehors des grandes villes, beaucoup de gens ignoraient qu’une guerre pourrait éclater à tout moment.


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Depuis vingt ans j’ai des contacts — qui sont maintenant quotidiens — avec la Russie et l’Ukraine. J’ai des amis qui me sont chers dans les deux pays. J’enseigne à l’Institut International de Psychanalyse à Kiev, ainsi qu’au Musée des Rêves à Saint-Pétersbourg. Je donne des séminaires et, en tant que psychanalyste, je travaille avec des analyzands russes et ukrainiens face à face et en ligne.


Au début de mes séjours réguliers en Ukraine et en Russie vers l’an 2000, leurs différences semblaient dérisoires comme, par exemple, celles entre des pays hispanophones en Amérique latine. Des collègues ukrainiens étaient invités en Russie et vice versa. Tous les événements culturels et scientifiques, même en Ukraine, se déroulaient en langue russe. Tous les Ukrainiens parlent et lisent le russe, mais pas tous les Ukrainiens comprennent bien l’Ukrainien. Le fait est que nombreux Ukrainiens — surtout ceux de l’est du pays où se trouve Kiev —, ont toujours parlé le russe. L’ukrainien et le russe, qui utilisent l’alphabet cyrillique, se ressemblent, un peu comme l’italien et l’espagnol.


L’architecture de Kiev est typiquement russe : les murs blanc et vert, ou blanc et bleu, avec des dômes dorés (mes amis ukrainiens, eux, disent que l’architecture des villes russes est typiquement ukrainienne). Le joyau de Kiev est le complexe monastique orthodoxe Kiev-Pechersk Lavra, construit au Moyen Âge. On peut le considérer l’équivalent de la Cité du Vatican de l’orthodoxie russe.


En réalité, le conflit entre les deux pays a commencé en 2014, quand Poutine a décidé d’annexer la Crimée. Avant, le gouvernement à Kiev alternait entre des partis et dirigeants pro-européens (pour les Ukrainiens et les Russes, « l’Europe » veut dire l’Europe de l’Ouest, ce qui exclue l’Ukraine et la Russie) et des partis pro-russes. Mais après la révolte de Maïdan en 2013 et la victoire du pro-européen Petro Poroshenko, considérant que l’Ukraine était perdue pour lui, Poutine a cru bon d’annexer les parties pro-russes du pays — en plus de la Crimée — la région du Donbass. Cependant, en réalité, essayer de séparer la population russe de la population ukrainienne est comme vouloir séparer le lait et le café dans un cappuccino.


Il va sans dire que la paranoïa de Poutine n’a fait que pousser l’Ukraine dans les bras des États-Unis et de l’Union européenne. [Des bras qui ne l’ont pas du tout embrassée lorsque la guerre a éclaté. La candidature de l’Ukraine à l’OTAN et l’UE a été refusée. Les ukrainiens sont très déçus de la bien-aimée Europe]


J’ai pu observer croître et se consolider, au fil des années, l’esprit national ukrainien. L’élection d’un acteur, Zelenskj, a été le moment de revirement essentiel vers la constitution d’un patriotisme ukrainien. Avant cela, l’Ukraine oscillait entre leader pro-russes et leader philo-Ouest, mais tous étaient regardés avec méfiance, comme des avatars corrompus du vieux régime soviétique, des politicards. Volodymyr Zelenskj, jouant dans une comédie télévisée ce qu’il aura été dans la réalité, a démontré non pas seulement que la nature imite l’art, mais que l’Ukraine n’est née vraiment que lorsqu’elle a trouvé un artiste pour « l’inventer ». Une nation, plus que le produit de la politique, est le produit de l’art.


Le fait est donc que la Russie et l’Ukraine sont en guerre depuis huit ans, et que même si, jusqu’à là, ce fut un conflit à faible intensité, cette guerre a fait 13 000 morts. Les Russes soutiennent les séparatistes pro-russes qui ont créé les républiques indépendantes de Donetsk et de Louhansk dans l’est du pays, que Poutine a reconnues le 22 février 2022.

(Il y a ceux qui pensent que Poutine est obsédé par la numérologie, car il a attaqué la Géorgie le 8 aout 2008 : 8/8/2008, et l’Ukraine le 22 février 2022 : 22/2/2022. Ceux qui croient en la symbolique des chiffres croient au destin.)


La réaction du gouvernement à Kiev envers les séparatistes est semblable, par exemple, à celle du gouvernent de Madrid envers les séparatistes catalans ou basques. La différence est que ces derniers ne sont pas soutenus par personne autre que les catalans eux-mêmes, alors que derrière les séparatistes du Donbass, il y a Poutine.


Depuis 2014, des amis et collègues russes qui étaient invités régulièrement en Ukraine ne le sont plus, sous prétexte qu’un citoyen russe pourrait être en danger en Ukraine.


Les relations personnelles des Ukrainiens avec leurs amis et collègues russes se sont refroidies avec le temps. Ce qui est le plus choquant est que ces amis russes ne parlent jamais de politique avec eux, ne disent jamais : « Je suis désolée de ce qui se passe entre l’Ukraine et la Russie. » Pour nombreux Russes, la politique est manifestement un sujet tabou.


Il est évident que la distance entre ces deux pays ne fait que croître, comme celle entre les galaxies de notre univers en expansion. [20 jours après avoir écrit ces lignes, on peut dire que pas seulement l’Ukraine et la Russie, mais les ukrainiens et les russes se haïssent, un tournant historique s’est avéré. Les sondages disent qu’une grande majorité de russes est avec Poutine. La haine aujourd’hui est bien des deux côtés.]



Broninosets Potemkin (Battleship Potemkin) Écrit et réalisé par Sergei Eisenstein, 1925 ;Crédit d’image : MoMa

Après 2014, les gouvernements successifs de l’Ukraine ont soutenu l’ukrainisation culturelle systématique du pays. Les noms des commerces, et toutes les inscriptions publiques, doivent être en ukrainien. Les cours dans les écoles et les universités, ainsi que les examens, doivent se donner en ukrainiens. Le gouvernement soutient la publication d’ouvrages, ainsi que la production de films et de pièces de théâtre exclusivement en ukrainien. (Un de mes livres, publié plus tard en russe, a été publié en ukrainien grâce à des subventions du gouvernement ukrainien.) Le but est de remplacer le bilinguisme ukrainien classique par un nouveau bilinguisme : remplacer le russe par l’anglais. [La propagande poutiniste dit qu’aujourd’hui que ceux qui parlent russes sont persécutés. C’est complètement faux. Dans l’Institut où j’enseigne à Kiev tous les cours sont en russe, sauf un. Tous à Kiev parlent partout plutôt russe qu’ukrainien dans les cafés, les restaurant, les rues... Tous les amis de langue russe que j’ai connu en Ukraine ne se sont jamais plaints d’être persécutés par le régime parce qu’ils parleraient russe. D’ailleurs tous comprennent l’ukrainien.]


Il est saisissant de voir le drapeau ukrainien et celui de l’Union européenne côte à côte devant des édifices publics, comme si l’Ukraine faisait déjà partie de l’UE. Il n’y a aucune chaîne de télévision venant de Russie, mais il y a des chaînes privées diffusant dans les langues des minorités : en polonais, en hongrois, en bulgare et en roumain.


Depuis 2014 il n’y a pas eu de vol direct entre la Russie et l’Ukraine. Si vous voulez vous rendre de la Russie en Ukraine ou vice versa, vous devez changer de vol à Minsk, en Biélorussie.


En Ukraine, on ne présente pas des films faits en Russie. Mais on peut acheter des livres imprimés en Russie. Il y a une liste noire de réalisateurs, auteurs et comédiens russes qui ont approuvés publiquement l’annexion de la Crimée ; on ne peut pas voir leurs travaux en Ukraine.


Le fait que tous les cours soient donnés en ukrainien est problématique pour ceux dont la langue maternelle est le russe, car pas tous les citoyens ukrainiens ne comprennent l’ukrainien parfaitement. Mais l’ukrainisation n’est ni trop vigoureuse ni répressive. Le gouvernement ukrainien fait la différence entre la langue russe employée couramment qu’il protège, et la Russie en tant qu’état et nation.


Bien sûr, tous les Russes et tous les Ukrainiens ne sont pas uniformément du même avis. Certains de mes amis ukrainophones, qui ont toujours parlé l’ukrainien dans leurs familles, sont pro-russes. Un d’entre eux, un psychanalyste, voulait émigrer en Russie. [Mais je crois qu’après l’invasion russe beaucoup d’eux ont changé d’avis]


Je me suis aperçu que ceux qui sont pro-russes, et surtout pro-Poutine, sont ceux qui, d’une certaine manière, regrettent la perte de l’URSS. On est poutiniste quand on est nostalgique, comme on disait des fascistes en Italie après 1945. Nous puvons avoir du mal à le comprendre, car la Russie de Poutine n'est pas un pays socialiste, mais plutôt une « gazocratie ». Donc, la nostalgie de l’URSS n’est pas une nostalgie du socialisme, mais de la puissance soviétique. Ce qu’on admire est l’Empire soviétique, pas le communisme. Il est clair que Poutine voudrait rétablir le pouvoir de l’URSS, sous forme de nationalisme russe. C’est ce qui lui a valu le sobriquet « Putler » (Putin + Hitler), employé par les russes anti-Poutine quand ils échangent des messages sur Internet, car ils craignent que leur correspondance ne soit surveillée au moyen d’algorithmes. Des amis russes profondément attachés à la démocratie me confient leur sentiment d’être épiés et persécutés par le régime. Mes amis ukrainiens n’ont pas ce problème : ils ne se sentent pas observés par le Pouvoir.


J’ai demandé à mes amis russes qui détestent Poutine pourquoi le Chef du Kremlin est si populaire en Russie. Ils me disent que la classe politique qui a émergé après la chute de l’URSS était d’un niveau moral et intellectuel très faible, comme on pouvait le voir à leur ressemblance à des gangsters. Poutine lui-même en a l’air, mais moins que les autres. Selon mes amis, Poutine était le seul candidat présentable au milieu d’une racaille politique invraisemblable. Même ceux qui sont anti-Poutine admettent qu’il semblait être « le moins pire ».


En Italie, les gens pensent que la plupart des politiciens sont des voleurs. Les Russes et les Ukrainiens pensaient que les leurs étaient des tueurs. Une naissance difficile pour la démocratie… [Mais Zelenskj a promu une classe politique nouvelle qui n’a plus l’imprinting d’un post-soviétisme de gangster].


Plus récemment les positions politiques se sont radicalisées, même parmi les intellectuels. La plupart de mes amis et collègues russes dénigrent l’Ukraine, et la plupart de mes amis ukrainiens critiquent la Russie. Ils finissent par s’aligner sur les positions de leurs gouvernements ; cela est vrai même pour ceux qui parlent des langues occidentales et suivent les médias internationaux. Mes amis pro-Poutine qui lisent l’anglais ou l’allemand me disent que nos médias présentent une image complètement déformée de la situation ; bref, ils disent que les européens prennent la propagande des gouvernements OTAN pour la vérité. Ils pensent de nous ce que nous pensons d’eux : qu’ils sont victimes des mensonges de leur régime. Les sondages montrent que la grande majorité des Russes soutiennent Poutine et considèrent que la crise actuelle est le fait de l’Ukraine et des pays membres de l’OTAN.


Je voudrais rencontrer quelqu’un en Occident qui soit un sympathisant de Poutine ; ça ne m’est pas encore arrivé. Je sais qu’il y a des pro-poutinistes comme Marine Le Pen en France, et Berlusconi et Salvini en Italie : des politiciens d’extrême droite. Aujourd’hui, c’est l’Europe de l’extrême droite qui a la nostalgie de l’URSS !


[Personne n’ose dire aujourd’hui, au moins en Italie, qu’ils appuient Poutine. Mais ils critiquent surtout la politique de l’Occident et pensent qu’envoyer des armes aux ukrainiens pour résister est une erreur. Il y a un poutinisme voilé, rationalisé, surtout sur notre gauche.]



El tres de mayo de 1808 en Madrid (Le 3 mai), Franscisco Goya, 1814 ;Crédit d’image : wikiart

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Les Russes n’ont pas oublié la « trahison » des Ukrainiens pendant la Deuxième Guerre Mondiale, lorsque des nationalistes ukrainiens se sont alliés avec les Allemands et ont participé à la persécution des juifs. Le personnage le plus détesté par les Russes est Stepan Bandera (1909-1959), un nationaliste antisémite d’extrême droite qui a combattu les Polonais et ensuite les Soviétiques. Lorsque l’Ukraine occidentale a fait partie de la Pologne, Bandera a monté une tentative d’assassinat manquée visant le Ministre polonais de l’intérieur en 1934, et a été incarcéré jusqu’en 1939. Bien qu’il fût du côté des nazis contre les Russes, il a été arrêté par les Allemands et interné dans un camp de concentration parce qu’il était nationaliste. En 1944 il fut libéré afin qu’il organise la résistance contre l’avancée des Soviétiques vers l’ouest. On dit qu’à cette époque il fut accusé d’un nombre de crimes. Après la guerre il trouva refuge en Allemagne de l’ouest, jusqu’au jour où il fut assassiné par des agents du KGB à Munich en 1959, avec un pistolet à cyanure.


En 2010, le Président ukrainien anti-russe Victor Yushenko a eu l’idée malheureuse de proclamer Bandera un « héro ukrainien », un acte qui fut condamné immédiatement par le Parlement européen, la Pologne, la Russie et Israël. On érigea des statues en son honneur. L’opinion publique fluctuait ; sous certains gouvernements ukrainiens elle lui était favorable, sous des autres elle ne l’était pas. Il reste un personnage très controversé. Les Russes le considère un criminel de guerre responsable de la mort de civiles, des Polonais pour la plupart.


Le fait est que les Ukrainiens détestent les Russes et leur gouvernement de plus en plus. Les Ukrainiens sont des « fascistes », tandis que les Russes sont des « soviétiques impérialistes », alors qu’en vérité, ils ne sont, ni les uns ni les autres, ce qu’on l’on dit.


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On dit que l’Ukraine est divisée en une partie orientale (où se trouve Kiev) et une partie occidentale, mais aujourd’hui la division est très floue. La « capitale », Lviv, ressemble à une ville de l’Europe centrale, surtout de l’Autriche, car elle a déjà fait partie de l’Empire austro-hongrois. Le célèbre auteur autrichien Sacher-Masoch, célébré par la ville encore aujourd’hui, est né à Lviv. Une statue le célèbre, et il existe un club-restaurant où les clients doivent accepter d’être fouettés pour pouvoir y entrer.


Aujourd’hui, bien entendu, les populations russes et ukrainiennes sont très mélangées, mais ce n’est pas un hasard si l’Ambassade américaine a transféré récemment son personnel à Lviv. On a présumé que Poutine visait Kiev et non pas l’Ouest de l’Ukraine.


De l’extérieur, je ne perçois pas une vraie différence entre la Russie et l’Ukraine. Dans les deux pays on me fait un excellent accueil, on s’intéresse à la culture euro-américaine, les gens instruits parlent anglais et d’autres langues européennes…et même si aujourd’hui ils se détestent, j’y vois une haine fraternelle.


Je constate, bien sûr, qu’il existe certaines différences. Par exemple, les Russes utilisent des patronymes en plus du nom propre : comme Olga Petrovna, fille de Petrov. Les Ukrainiens n’en utilisent pas. Les Russes vous hébergent chez eux, alors qu’en Ukraine cela est très rare. Une invitation à diner chez des Ukrainiens implique un haut degré d’intimité, une longue amitié.


Je préfère la cuisine ukrainienne à la russe. Le bortsch, la soupe de betteraves, est meilleure en Ukraine, car elle y est le plat national. La Russie est très peu « occidentalisée » dans le domaine de la cuisine. À Moscou il faut fréquenter des restaurants de luxe pour bien manger. Dans les grandes villes, quand les Russes sortent diner, ils vont souvent dans des restaurants uzbeks, car pour eux la bonne cuisine vient de l’Asie. J’aime beaucoup ces restaurants uzbeks, car on y trouve un luxe oriental somptueux qui sans doute contraste grandement avec l’austérité et le dépouillement soviétiques.


Depuis des années, l’obtention d’un visa pour la Russie, pour moi italien, est un processus dont le but semble être de décourager les visites en Russie ; il coûte au moins cent euros et prend dix jours. Par contraste, aller en Ukraine est comme visiter un pays de l’UE, ou plutôt de Schengen : vous entrez avec votre passeport et si vous venez d’un pays de l’UE on vous traite comme un compatriote.


Mais dans les deux pays il y a encore des vestiges du passé soviétique. Par exemple, dans certains lieux de travail il y a encore beaucoup trop de personnel (mais cela devient plus rare car la productivité capitaliste prend le dessus). Dans un hôtel à l’ancienne de l’époque soviétique, vous voyez beaucoup d’employés sans savoir ce qu’ils font. À chaque étage il y a une sorte de gardien qui passe la journée assis à une table sans rien faire. Dans certains bureaux, vous voyez bien qu’un tiers du personnel pourrait effectuer le même travail. C’est l’héritage d’un régime garantissant le plein emploi. Selon l’idéal communiste, chacun doit avoir un travail, même inutile.


L’Ukraine est un des pays les plus égalitaires au monde. Aujourd’hui, le taux d’égalité économique d’un pays est désigné par le coefficient de Gini. Celui de l’Ukraine — 25 — indique que c’est l’un des pays les plus égalitaires, avec la Slovénie, la Biélorussie, la Slovaquie, la Moldavie et d’autres pays ayant appartenu au bloc de l’Est.


Lorsque je dis à mes amis ukrainiens — preuves à l’appui — que leur pays est le plus égalitaire, ils ne le croient pas ; ce qui prouve que les gens ne perçoivent pas le degré d’inégalité dans leur propre pays. Aussi incroyable que cela puisse paraître, plus de trente ans après la chute du communisme, certains traits importants du socialisme sont encore présents : les anciens pays socialistes sont encore parmi les plus égalitaires au monde (comme les pays scandinaves, qui ont un très faible coefficient Gini aussi) —à l’exception de la Russie, dont le coefficient de 37.70 est plus élevé que celui de l’Italie (35.40). (Pour les non-initiés, les sept pays les moins égalitaires au monde sont tous africains, l’Afrique du Sud étant le pays le plus inégalitaire de la planète.)


Quant au PIB par habitant, la Russie ($ 11 270) est presque trois fois plus riche que l’Ukraine ($ 4 380). En Italie, la richesse per capita, selon le FMI, est trois plus élevée qu’en Russie ($ 35 585). On sait que le géant militaire et politique qu’est la Russie est en même temps un nain économique ; son PIB (1 578 trillions de dollars) est plus faible que celui de l’Italie (1 940 trillions). La fragilité de son économie est due essentiellement au fait qu’elle se base sur la production de gaz et pétrole.


En Ukraine, la pauvreté est concentrée dans les campagnes. Dans les villes, on voit rarement des mendiants, des sans-abris ou des scènes de dégradation. Dans les hôtels fréquentés par les étrangers, la prostitution organisée est très présente (comme en Russie). Pendant des années, les étrangers en visite à Moscou étaient logés à l’Hôtel Cosmos, situé en marge du centre historique à côté du parc servant à exposer les accomplissements du programme spatial soviétique. C’était un lieu inconfortable et chaotique. Je ne sais pas pourquoi les autorités concentraient tous les étrangers dans ce ghetto. Les prostitués vous appelaient plusieurs fois par nuit si elles savaient que vous n’étiez pas accompagné.


Poutine semble vouloir unifier toutes les minorités russes dans les pays environnants, à l’instar de Hitler, qui visait à unifier toutes les populations germanophones. C’est comme si à l’heure actuelle la France déclenchait une guerre en Belgique afin d’annexer la Wallonie, en Suisse pour annexer les cantons francophones, et en Italie pour reprendre les zones francophones de la Vallée d’Aoste. À une époque où les états deviennent multiethniques et polyglottes, l’ambition de Poutine semble être de retourner à l’idée romantique d’un passé national.


Je suis allé en Russie dans les années 1990, à l’époque de l’effondrement économique (causé, comme l’a démontré Joseph Stieglitz, par l’application à la lettre des modèles du Consensus néolibéral dominant à l’époque). La misère était omniprésente ; les gens dans la rue vendaient leurs aiguilles, leurs boutons, une fourchette… Nous, les Occidentaux, étions considérés richissimes. Dans la rue, nul besoin d’appeler un taxi ; vous n’aviez qu’à lever le petit doigt et n’importe quelle voiture s’arrêtait pour vous transporter, à un prix très bas. Toute personne qui conduisait une voiture était ipso facto chauffeur de taxi.


L’alcoolisme atteignit des taux faramineux, et l’espérance de vie baissa (pour les hommes, de manière dramatique, allant de 67 à 55 ans). Ce contexte catastrophique doit être pris en compte si l’on veut comprendre pourquoi nombreux Russes considèrent que « Poutine a sauvé la Russie » de la misère.


Je dois dire que malgré tout, je n’ai jamais observé chez les Russes un sens de l’infériorité. Même dans la crise la pire, ils disaient : « Bien sûr, en ce moment vous, les Occidentaux, avez l’avantage mais nous, les Russes… » On a l’impression qu’ils considèrent la Russie comme encore La Troisième Rome. Les Russes tiennent leur culture en haute estime (surtout la littérature), ainsi que l’art, la science — bref, eux-mêmes.


Ils pensent avec raison qu’ils parlent une des langues les plus importantes au monde. Ceux qui deviennent plus cosmopolites le font non pas pour nous suivre comme des disciples, mais pour nous ressembler en tant que protagonistes.


L’orgueil ukrainien est très différent [avant la guerre : dès maintenant, tout va changer]. Il y a deux types d’Ukrainiens. Certains sont patriotiques, détestent tout ce qui est russe, ont pour objectif de faire revire la langue et la littérature ukrainienne, et sont des défenseurs de la démocratie. Les autres sont Ukrainiens par hasard, parce qu’après la chute de l’URSS ils se sont trouvés de ce côté-là de la frontière ; mais ça leur serait égal d’être Russes ou autre chose. Il y a également une importante communauté juive, surtout dans la région d’Odessa.


Odessa ne ressemble pas du tout à une ville russe ; l’architecture est méditerranéenne, bien que la ville ait été fondée en 1794 par la tsarine Catherine. À Odessa, on parle russe et non pas ukrainien, mais je n’ai jamais constaté des sentiments pro-russes prononcés. Les touristes visitent le célèbre escalier allant au port, immortalisé par Eisenstein dans le film Le Cuirassé Potemkine.


À Kiev, les consulats et instituts culturels sont très dynamiques: ceux des États-Unis, de la Grande Bretagne, de la France, d’Israël et de l’Allemagne ; alors que l’Italie n’y avait pas de présence du tout. Mais depuis peu les choses ont changé. L’Italie a compris qu’en plus du vin et de l’huile, elle peut aussi exporter l’art, la philosophie, le design — bref, la culture.


5


On me demande parfois s’il y a des différences entre les analysands italiens, russes et ukrainiens. L’inconscient, par sa nature même, n’est pas national, mais transculturel. C’est plutôt les relations sociales des patients qui sont différentes.


Au début, j’ai été frappé par le fait que la plupart de ceux qui commençaient une formation analytique n’étaient pas diplômés en psychologie, médecine ou psychiatrie, comme c’est le cas en Occident ; c’était plutôt des gens au passé étrange, venant du monde des affaires, de la finance, de la publicité et de domaines semblables. J’ai compris que pendant des décennies les régimes post-communistes disaient à leurs citoyens : « vous devez maintenant vous dévouer aux affaires comme vous étiez dévoués au Parti communiste auparavant. » Des milliers de Russes ont été obligés de se transformer en peu de temps en hommes ou femmes d’affaires.



Devushka v derevne (paysanne), Kazimir Malevich, Ukraine, 1928-29 ; Cre2it d’image : odessareview.com

De plus, mes collègues m’ont expliqué que la psychanalyse n’est pas enseignée dans des institutions académiques ; dans les universités, peu de psychologues reçoivent une formation analytique. Je me doute de la raison : les Russes et les Ukrainiens ont compris que la psychanalyse fait partie des arts libéraux et elle ne se prête pas au contrôle par l’État. La formation analytique implique un investissement considérable (des années d’analyse et de cours). La psychanalyse est comme l’art, la littérature, le cinéma et le secteur informatique : elle est née profession libérale et à ce titre elle restera à l’arrière-plan. Les Russes et les Ukrainiens ne sont pas dupes des discours Freudo-Marxistes ; ils savent que la psychanalyse est une pratique « bourgeoise » étroitement liée au capitalisme.


Comme je l’ai déjà dit, je crois qu’en Russie le choc de la transition du socialisme au système capitaliste a été plus brutal qu’en Ukraine. Dans les deux pays, la famille semble plus fragile qu’en Italie. La transition au marché libre a dévasté toute une génération qui, pendant 70 ans, n’a connu que le style de vie communiste. Ils se sont vus confrontés à la misère, ont sombré dans le crime ou l’alcoolisme. Nombreux sont ceux qui sont retournées à de vieilles traditions telle que le Zapoï décrit dans des romans russes. Il s’agit d’un rite quasi mystique auquel s’adonnent les hommes : il consiste non pas simplement à boire ensemble entre amis, mais de s’assommer pendant trois ou quatre jours. Certains disent qu’on entre ainsi dans un état « indescriptible ».


Le choc a été très grand, surtout pour les intellectuels et ceux qui avaient bâti une carrière militaire et avaient atteints de hauts grades (en URSS le statut des militaires était très élevé). Soudain, ils se sont retrouvés très pauvres, et ont été obligés à se réinventer dans une économie du travail précaire. Ils ont été forcés à changer complètement leurs vies et surtout leurs valeurs.


Étonnamment, certaines femmes russes et ukrainiennes qui sont en analyse ont vécu des expériences de prostitution. C’était une manière de survivre. Et il y en a beaucoup dont les amis ou membres de leurs familles ont participé à des activités criminelles.


En général, dans la génération de ceux qui ont aujourd’hui de 30 à 40 ans — surtout les femmes —, la réaction à la moralité puritaine qui régnait en URSS a été une liberté sexuelle qui a stupéfait même les Occidentaux, qui avaient pourtant connus les années 1960 chez eux. En réalité, l’éducation sexophobique typique de l’Union Soviétique ne différait pas beaucoup de l’éducation catholique qu’a reçue ma génération en Italie (je suis né en 1948). La seule différence est que leurs « années 60 » ont commencé dans les années 1990. Jusqu’à il y a quelques années, en Ukraine comme en Russie les villes étaient remplies de filles en minijupes époustouflantes, clubs de strip-tease, et des émissions érotiques à la télé. Certains restaurants à Moscou avaient des salles de jeux qui chez nous seraient interdits. Mais je crois que cette phase de tous les excès est révolue.


Quant aux Ukrainiens, ils n’ont pas à compter sur le hasard : ils sont convaincus d’avoir les plus belles femmes du monde.


*


On pourrait penser qu’une guerre entre deux peuples qui même physiquement se ressemblent comme deux gouttes d’eau est absurde. Mais nous, psychanalystes, savons très bien que les différences entre les peuples ne sont jamais de « vraies » différences, mais le produit de différences entre des signifiants. L’Ukraine était un signifiant vide (comme Poutine l’avait dit), mais la psychopathie de Poutine est en train de remplir ce signifiant du sens du sang, de la terreur et de la haine.


Et pour finir, n’oublions pas qu’il n’y a aucun facteur économique fondamental opposant la Russie à l’Europe de l’Ouest, y compris l’Ukraine. En fait, presque la moitié du gaz consommé en Europe vient de la Russie. Si les raisons économiques gouvernaient le monde, l’Union Européenne et la Russie devraient être de proches alliés. Mais les êtres humains sont propulsés également par des raisons déraisonnables.

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