«Le nuage s’arrête à la frontière» : de Tchernobyl à Rouen, itinéraire d’un mensonge qui n’en était pas un

Plus de 30 ans après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, l’idée que l’Etat a nié le survol de la France par le nuage radioactif est solidement ancrée dans l’imaginaire collectif. A tort.

 Vue de l’usine Lubrizol à Rouen, depuis Mont-Saint-Aignan.
Vue de l’usine Lubrizol à Rouen, depuis Mont-Saint-Aignan. LP/Arnaud Dumontier

    « On nous refait le coup de Tchernobyl! » Moins d'une semaine après l'incendie de l'usine Lubrizol, à Rouen, la communication rassurante du gouvernement et des autorités sanitaires n'a pas eu l'effet escompté sur l'ensemble de la population. Si des voix leur reprochent simplement des messages contradictoires ou imprécis, d'autres n'hésitent pas à convoquer le souvenir de la plus grande catastrophe nucléaire jamais survenue en Europe, en 1986, et le « mensonge » de l'Etat et/ou des médias sur le passage du nuage radioactif au-dessus de l'Hexagone.

    « Souvenons-nous du "fameux" arrêt à la frontière du nuage de Tchernobyl », peut-on ainsi lire à maintes reprises sur Twitter, sous cette forme ou une autre. Un discours qui trouve même un écho dans la presse. Dans deux éditos publiés ce mardi, le quotidien régional Midi Libre évoque « le nuage de Tchernobyl qui avait assombri toute l'Europe [et qui] s'était arrêté à nos frontières, comme pour mieux protéger nos bonnes salades de pleine terre », quand L'Union rappelle tout simplement à ses lecteurs l'« histoire du nuage de Tchernobyl qui s'était arrêté pile à la douane ».

    Nous l'écrivions pourtant déjà il y a trois ans, à l'occasion des 30 ans de la catastrophe de Tchernobyl, comme d'autres médias avant nous : aucun ministre, aucun scientifique ni aucun journaliste n'a jamais déclaré ou écrit que le nuage « s'est arrêté à la frontière ». Et de manière générale, rien dans la communication de l'Etat n'a jamais fait penser que le nuage n'avait pas survolé la France. Une plongée dans les archives du Parisien montre au contraire que dès le 2 mai, les autorités ont fait état de « particules nocives » qui « ont atteint la France », sans pour autant présenter de « danger ».

    Le Parisien du 2 mai 1986.
    Le Parisien du 2 mai 1986. LP/Arnaud Dumontier

    Alors d'où vient cette rumeur persistante ? D'une combinaison de plusieurs facteurs, semble-t-il, dès les jours suivant l'accident nucléaire en Ukraine. La stratégie de communication des autorités, tout d'abord. Dans les premières heures après l'annonce de l'explosion, le gouvernement s'efface au profit de Pierre Pellerin, responsable du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), qui minimise le risque pour la santé des Français et tarde à donner des chiffres précis. Un discours qui tranche avec la réaction d'autres pays européens où des mesures de précaution sont prises très rapidement.

    Un bulletin météo devenu célèbre

    Dans le même temps, les prévisions météo de l'audiovisuel public, elles aussi rassurantes au départ, sont rapidement démenties par la réalité. Le bulletin le plus célèbre de l'histoire de la télévision, et son « stop » à la frontière franco-allemande, est encore dans toutes les mémoires. « En France, l'anticyclone des Açores s'est développé. La météo affirme qu'il restera jusqu'à vendredi prochain suffisamment puissant pour offrir une véritable barrière de protection. Il bloque en effet toutes les perturbations venant de l'Est », explique la speakerine Brigitte Simonetta le 30 avril d'Antenne 2. Elle a beau ajouter que « ces prévisions sont établies pour trois jours » seulement, l'arrivée du nuage radioactif en France au bout du 2e jour laisse l'impression qu'un message excessivement rassurant a été diffusé.

    Le gouvernement finit, lui, par sortir de son silence. Sans pour autant éteindre l'incendie. Un communiqué du ministère de l'Agriculture du 6 mai reste encore dans les mémoires : « Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radio-nucléïdes consécutives à l'accident de la centrale de Tchernobyl », peut-on y lire. Une phrase suivie d'une autre, en apparence contradictoire mais qui prouve une nouvelle fois que les services de l'Etat n'ont pas nié la réalité du survol de la France par le nuage toxique venu d'Ukraine : « A aucun moment les hausses observées de radioactivité n'ont posé le moindre problème d'hygiène publique. »

    La une du Parisien du 9 mai.
    La une du Parisien du 9 mai. LP/Arnaud Dumontier

    Cette communication brouillonne est étrillée par plusieurs quotidiens, dont Le Parisien, les jours suivants. « Tchernobyl : on a le droit de savoir », titre ainsi notre journal le 9 mai, qui explique en une ce jour-là : « Quinze jours après, à Tchernobyl, le feu couve toujours. En Europe, les autorités prennent des dispositions. En France, on affirme que « tout va bien »… Il est pourtant urgent de savoir. » Ce que Le Parisien demande alors au gouvernement, au diapason de nombreux autres journaux au même moment, c'est la publication des chiffres de radioactivité.

    La justice a donné raison à Pierre Pellerin

    Mais trois jours après, le ton change. En double page, notre quotidien titre « Treize jours après, les autorités françaises consentent à nous informer : oui, le nuage a traversé la France ! ». Et d'enfoncer le clou, en une : « Il nous aura fallu attendre treize jours pour savoir, après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, que le nuage radioactif survolant l'Europe n'avait pas épargné ta France. Pour la population, le risque de contamination était néanmoins très faible. Alors, était-il bien nécessaire de cacher la vérité aux Français ? » Cette fois, il n'est donc plus question de davantage de transparence, mais d'accusation de mensonge. Le Parisien n'est pas un cas isolé : on constate la même bascule dans d'autres journaux, radios et chaînes de télévision à la même époque.

    On ne reviendra plus jamais en arrière. Dix ans plus tard, il semble établi pour de nombreux journalistes que l'Etat a tenté de dissimuler des informations aux Français, comme le montre ce tweet publié dans un thread partagé ces derniers jours sur Twitter.

    Plus de trois décennies après Tchernobyl, la croyance selon laquelle on nous a menti sur le survol de la France par le nuage radioactif est solidement installée dans l'inconscient collectif. Rien ne le prouve et la justice elle-même a tranché en ce sens. Pierre Pellerin, mis en examen « pour tromperie et tromperie aggravée » en 2006 après une plainte conjointe de l'Association française des malades de la thyroïde (AFMT) et de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), a ainsi été blanchi par la Cour de cassation en novembre 2012.

    Reste la question de l'impact du nuage radioactif de 1986 sur la population française. Si des cancers de la thyroïde ont notamment été signalés dans plusieurs régions, personne n'a réussi à prouver jusqu'à maintenant qu'ils étaient liés à la catastrophe de Tchernobyl.