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[version provisoire : SVP ne pas diffuser, ne pas citer, ne pas utiliser sans accord de l’auteur] L’industrie des calculatrices : un leadership français suivi d’une domination germanique et américaine Pierre Mounier-Kuhn (CNRS & Sorbonne Université) mounier@msh-paris.fr https://cnrs.academia.edu/PierreMounierKuhn Texte présenté au colloque : L’histoire transnationale de l’industrialisation française avant 1914 (6-8 novembre 2019, Institut historique allemand, Paris) Résumé. Inventées au XVIIe siècle, les machines à calculer ont été industrialisées au XIXe. Si elles ont été bien étudiées du point de vue technique, l’histoire économique de leur industrie reste en grande partie à écrire. En France, dans les années 1820-1850, plusieurs inventeurs-entrepreneurs ont développé des calculatrices arithmétiques. La plus célèbre est l’Arithmomètre, qui dans la seconde moitié du siècle s’exporte dans le monde entier, est copié et devient un nom générique pour cette classe de machines. Le présent article établit une typologie des inventeurs et des entreprises qui investissent dans ce nouveau produit. À partir des années 1880, l’industrie française du calcul est réduite à la défensive par la concurrence de nouveaux entrants qui inondent le marché mondial avec des machines plus perfectionnées, protégées par de solides brevets, amorties sur les marchés intérieurs de pays en plein essor et diffusées par des réseaux commerciaux agressifs. Cette situation ne semble d’abord pas poser de problème politique en France. C’est seulement au lendemain de la Grande Guerre que s’amorcera une réaction de « patriotisme économique », favorisant une nouvelle génération d’inventeurs-entrepreneurs. Abstract. Invented in the XVIIth century, calculating machines became a small sub-sector of the precision mechanic industry during the XIXth century. While they have been thoroughly studied from the technical point of view, their economic and business history is still largely underdocumented. In France, between the 1820s and 1850s, several inventors-entrepreneurs developed arithmetic calculators. The most famous was the Thomas Arithmomètre, which made France a temporary world leader in this category of machines: The Arithmomètre was sold throughout the world, was copied and became a generic name for calculators. Our paper establishes a typology of inventors and of businesses committed to this new product. Toward the end of the XIXth century, the French calculator industry was swept away by foreign competition, as new entrants flooded the market with more advanced machines, well protected by strong patents, and marketed through aggressive sales forces. This situation did not seem to cause political concern in France until the first world war. It was only in the wake of the Great War that a reaction of « economic patriotism » called for a renewal of initiative, of innovation and of entrepreneurship, which indeed appeared in the 1930s. 1 Si l’histoire des machines à calculer a été bien étudiée du point de vue technique, l’histoire économique de leur industrie au XIXe siècle reste mal connue. La présente contribution vise à y remédier, en s’appuyant à la fois sur les collections de machines, sur les archives de l’INPI, de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, des administrations publiques et d’autres organisations utilisatrices, ainsi que de l’historiographie allemande, anglaise et nordique de ce secteur 1 . Le bicentenaire de l’Arithmomètre de Thomas de Colmar, célébré en 2022, en fournit l’occasion. L’histoire des machines à calculer et, plus largement, de traitement de l’information jusqu’au début du XXe siècle a été depuis longtemps écrite sous l’angle des inventions et de l’évolution des mécanismes2. Elle est d’abord due à leurs inventeurs eux-mêmes : des hommes comme Thomas, Roth, plus tard Couffignal situaient en effet leurs inventions dans des lignées d’architectures de machine. Cette historiographomanie, si le lecteur veut bien me passer ce terme, s’explique pour deux raisons liées. D’une part les inventeurs trouvaient une légitimité dans des filiations avec de grands précurseurs : il s’agissait moins d’histoire que de généalogie servant à se positionner « sur les épaules des géants » du passé. D’autre part, ils reprenaient souvent un problème ancien avec des moyens techniques neufs, approche commune en mathématiques : les innombrables mécanismes arithmétiques inventés en Europe depuis la fin du XVIIe siècle étaient essentiellement des variations à partir des dispositifs créés par Pascal et Leibniz. Notamment pour résoudre les questions cruciales qu’étaient la retenue et sa propagation, ou plus tard la multiplication en une seule opération. Plus récents, les traités de mécanographie et d’organisation des systèmes d’information contenaient aussi souvent un historique des machines à calculer, destiné à faire comprendre aux lecteurs les progrès qui avaient permis d’adapter ces machines aux diverses applications professionnelles. Cette tradition a produit, aux XIXe et XXe siècles, 1 Le premier livre qui ait traité à la fois les aspects techniques et l’histoire des entreprises dans le secteur du calcul est, à ma connaissance, le remarquable ouvrage de H. Petzold, Rechnende Maschinen, VDI Verlag, 1985, qui couvre le sujet en Allemagne depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Une synthèse se trouve dans Ernst Martin, Die Rechenmaschinen und ihre Entwicklungsgeschichte (Pappenheim, Johannes Meyer, 1925), trad. commentée par Peggy A. Kidwell & Michael R. Williams, The Calculating Machines: Their History and Development, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1992. La thèse de Doron Swade, Calculation and Tabulation in the Nineteenth Century: Airy versus Babbage (PhD, University College London, 2003), analyse la production et les usages des divers instruments d’aide au calcul dans l’Angleterre victorienne. De bonnes analyses historiques d’ensemble se trouvent dans Bernhard Korte, Zur Geschichte des maschinellen Rechnens, Bonn, Bouvier Verlag Herbert Grundmann, 1981, dans J. W. Cortada, Before the Computer: IBM, NCR, Burroughs and Remington-Rand, and the Industry they Created, 1865-1956, Princeton University Press, 1993, et dans Matthew L. Jones, Reckoning with Matter: Calculating Machines, Innovation and Thinking About Thinking from Pascal to Babbage, Chicago & London, The University of Chicago Press, 2016. 2 Voir notamment les belles collections de machines du Musée des Arts & Métiers (Paris), du Deutsches Museum (Munich) et de l’Arithmeum (Bonn) et les publications de ces musées. 2 des œuvres allant de la brochure publicitaire ou du traité technologique3 à la somme érudite d’histoire interne des techniques4. Cela jusqu’à l’arrivée de l’ordinateur qui a totalement rompu avec ces généalogies, sauf quelques références polies à Babbage. Plus récemment, l’histoire des machines à calculer et du traitement de l’information avant l’ordinateur a été étudiée du point de vue des utilisations, croisant avec profit l’histoire des techniques de gestion, l’histoire des entreprises et la sociologie des organisations. En limitant l’énumération à la France, mentionnons, pour la mécanisation dans le travail de bureau sous la IIIe République, la thèse et les articles subséquents de Delphine Gardey sur Les Employés de bureau5 ; pour le secteur bancaire, deux articles d’Hubert Bonin6. Bruno Delmas a décrit l’innovation technique dans une administration trop facilement perçue comme immuable, mais dont les effectifs quadruplent au XIXe siècle ; et souligné la faiblesse de la production française de machines à écrire, résultat de choix techniques erronés vers 1900 7. Ces recherches, ajoutées aux travaux de Jacques Payen sur les constructeurs d’instruments scientifiques, de Mary Williams sur l’industrie optique et de Martina Schiavon sur la géodésie8, fournissent des éléments d’une bien 3 Didier Roth a publié en 1844 une Nomenclature des instruments de l’abacus et machines à calculer. Le traité classique de Maurice d’Ocagne, Le Calcul simplifié par les procédés mécaniques et graphiques, Gauthier-Villars, 1905, contient une histoire des instruments de calcul, qui sera actualisée par son élève Louis Couffignal dans Les Machines à calculer, leur principe et leur évolution (Gauthier-Villars, 1932). Des livres similaires existaient dans la plupart des pays européens. Un ouvrage publié en 1932 par la revue Banque détaille notamment l’histoire des machines comptables, de leurs constructeurs et de leur adaptation progressive aux utilisations bancaires (Achille Dauphin-Meunier et alii, La Banque et ses services. XII : L’organisation moderne de la banque, Paris, revue Banque (éd.), 1932, p. 15-53. 4 Citons par exemple le bon livre de Jean Marguin, Histoires des instruments et machines à calculer. Trois siècles de mécanique pensante, Paris, Hermann, 1994. L’exemple achevé d’histoire érudite des techniques du calcul est actuellement l’œuvre d’Herbert Bruderer, Meilensteine der Rechentechnik. Zur Geschichte der Mathematik und der Informatik, Berlin, De Gruyter Oldenbourg, 2015. 5 Delphine Gardey, Un monde en mutation : Les Employés de bureau en France 1890-1930 - féminisation, mécanisation, rationalisation (Université Paris 7, 1995), publiée sous le titre La Dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau, 1890-1930 (Belin, 2001). 6 H. Bonin, « The development of accounting machine in French banks from the 1920s to the 1960s », Accounting, Business and Financial History, 14-3, November 2004, p. 257-276. Et « Les mutations du traitement des données comptables dans les banques françaises dans les années 1930-1960 », dans J.-G. Degos et S. Trébucq (dir.), L’Entreprise, le chiffre et le droit, Bordeaux, 2005, p. 91-109. 7 B. Delmas, « Révolution industrielle et mutation administrative : l’innovation dans l’administration française au XIXe siècle », Histoire, Économie & Sociétés, 1985, n° 2, p. 217-232. 8 Jacques Payen, « Les constructeurs d’instruments scientifiques en France au XIXe siècle », Archives Internationales d’Histoire des Sciences, 1986, vol. 36, p. 84-161. Mary Williams, The Precision Makers. A History of the Instrument Industry in Britain and France, 1870-1939, London, Routledge, 1994. Martina Schiavon, Itinéraires de la précision. Géodésiens, artilleurs, savants et fabricants d’instruments de précision en France, 1870-1930, Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, 2014. On ne constate aucun recouvrement entre ces fabricants et les constructeurs de calculatrices évoqués dans le présent article. 3 nécessaire histoire de l’industrie du calcul et du matériel de bureau sous la IIIe République, histoire qui reste en grande partie à écrire9. Figure 1. Les tables numériques : des aides au calcul, en partie substituables aux calculateurs. Depuis leur élaboration en 1669 par François-Bertrand Barrême, expert comptable sous Louis XIV, les « calculs tout faits nécessaires pour les comptables, avocats, notaires, procureurs, négociants, et généralement à toute sorte de conditions » ont fait l’objet de nombreuses rééditions et d’adaptations aux changements d’unités de mesures. Ce sont des tables numériques donnant les résultats de milliers d’opérations arithmétiques courantes sur les marchandises, les mesures ou les monnaies. Ces livres constituent donc des solutions bien plus pratiques et moins onéreuses que les machines à calculer. Pendant trois siècles, les tables numériques se diffuseront à des millions d’exemplaires et permettront à beaucoup de professionnels de se passer de moyens de calcul mécaniques. Mais ceux-ci seront développés en grande partie pour calculer des tables sans erreurs. (Photo P. Mounier-Kuhn) (Les Comptes faits, ou Le Tarif général de toutes les monnoyes, édition 1725, 192 p.) 9 Sur le contexte de l’invention technique en France au XIXe siècle, voir G. Galvez-Behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Rennes, PUR, 2008. 4 Rappelons que la Bibliothèque nationale a lancé en 2009 un projet de Dictionnaire des fabricants d’instruments de précision en France (XVe-XXe siècles), fondé sur un travail préliminaire mené par l’historien et expert Anthony Turner qui réalisait sous forme électronique A bio-bibliographical Dictionary of precision instruments makers and related crafstmen in France, 1430-1930. Ces projets semblent s’être limités à la publication d’un somptueux catalogue érudit des instruments de mesure et d’astronomie de la BNF10. Si le présent travail contribuait à les étendre, il aurait atteint une partie de ses objectifs. En attendant, il veut jeter quelque lumière sur l’inventivité en milieu artisanal, trop souvent absente de l’historiographie11. Y compris de l’historiographie du calcul mécanique, où les ateliers qui construisaient les machines restent généralement dans l’ombre des génies qui les ont conçues. Cette histoire se situe dans un long trend d’expansion de la demande de calcul et de traitement de l’information. La mathématisation des sciences et des techniques, depuis Galilée, a d’abord entraîné le développement des instruments de mesure, principal champ d’interactions entre les sciences et les techniques aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les principales préoccupations étaient de gagner en précision et de standardiser les unités de mesure. Les progrès en précision dépendaient de l’amélioration des méthodes de fabrication, des outils et des machines, qui dépendaient eux-mêmes des innovations en matière de mesure. D’où la constitution d’une nouvelle branche de la mécanique, la mécanique de précision, née avec l’horlogerie et qui n’a cessé de se diversifier, en employant un nombre croissant de techniciens formés par l’apprentissage et, de plus en plus, par des écoles spécialisées – écoles d’horlogerie, de mécanique, d’Arts et Métiers. Inspirées plus ou moins par l’exemple des sciences exactes, l’économie politique et l’administration se mathématisent ou en tout cas se numérisent à leur tour depuis la fin du XVIIIe siècle12 : recensements de plus en plus réguliers et précis des hommes et des ressources, mesures de rendements, utilisation croissante des statistiques et de la comptabilité 13 , importance nouvelle des banques et des assurances dont le « cœur de 10 Anthony Turner, Mathematical instruments in the collections of the Bibliothèque nationale de France, Londres, BNF, Brepols, 2018. 11 Comme le souligne, pour le siècle précédent, Liliane Hilaire-Perez, L’Invention technique au siècle des Lumières (préf. de Daniel Roche), Paris, Albin Michel, 2000, p. 136. 12 L’histoire du calcul économique en France remonte aux projets de Vauban et à la publication en 1708 du Mémoire sur la réparation des chemins par l’abbé de Saint-Pierre. Cette discipline s’est ensuite développée principalement parmi les ingénieurs des Ponts et Chaussées (débats sur l’utilité comparée des routes et des canaux, ou de la corvée et de l’impôt pour assurer l’entretien des routes…), puis au XXe siècle parmi les ingénieurs des Mines. Le terme « ingénieur économiste » apparaît en 1867 à propos de Jules Dupuit, promoteur d’une tarification novatrice des péages (F. Etner, Histoire du calcul économique en France, Paris, Economica, 1987). 13 Voir notamment F. Bédarida, J. Bouvier, F. Caron et al., Colloque Pour une histoire de la statistique, INSEE, 1976. M. Volle, Histoire de la statistique industrielle, Economica, 1982. A. Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, 1993. 5 métier » est le traitement de l’information14. On découvrira, dans le présent article, un rapport d’expert du début des années 1850 qui témoigne d’une pleine conscience de ce phénomène de numérisation, décrit les pratiques de calcul d’un ingénieur et entrevoit un avenir où la calculatrice serait presque aussi répandue que l’horloge. L’évolution de l’offre technique et industrielle qui répond à cette demande, entre la Restauration et la IIIe République, peut se résumer ainsi dans le cas de la France : un bon départ, suivi d’une chute, puis d’efforts de rattrapage. Cette évolution s’inscrit parfaitement dans le cycle décrit par Paolo Brenni pour l’ensemble des fabricants français d’instruments de précision 15 : un brillant développement depuis le début du XIXe siècle a inauguré, de la Monarchie de Juillet à l’installation de la IIIe République, « un âge d’or des instruments scientifiques français » qui gagnent une part croissante des marchés européens et américains, avec un rapport import/export de 1 à 35 sous Louis-Philippe. Mais, vers la fin du XIXe siècle, l’industrie française perd ses parts de marché international et se trouve réduite à la défensive. Les politiques industrielles menées à partir de la Grande Guerre auront des effets inégaux. Étudier ces changements permettra de répondre à une série de questions : Comment s’est formée l’industrie des machines à calculer ? Quels en étaient les acteurs – inventeurs-entrepreneurs ou firmes préexistantes trouvant dans ce produit nouveau une voie de diversification16 ? Quelles en étaient les conditions économiques, notamment les besoins en capitaux ? Quel rôle a joué l’État, particulièrement ses experts chargés d’évaluer les inventions 17 ? Quand cette industrie a-t-elle pris une dimension internationale ? Dans cet article consacré à une forme particulière du machinisme, je laisserai de côté les instruments de calcul variés qui se développaient parallèlement, depuis les tables 14 JoAnne Yates, Structuring the Information Age: Life Insurance and Information Technology in the 20th Century, Johns Hopkins University Press, 2005. L’auteur signale, p. 25, que les actuaires adoptèrent rapidement les aides mécaniques au calcul et contribuèrent à diffuser l’arithmomètre et ses dérivés aux USA dans le dernier tiers du XIXe siècle. 15 Paolo Brenni, « La production française d’instruments de la physique au XIXe siècle. Évolution, constructeurs, fabrication, commerce. », dans Francis Gires (dir.), Encyclopédie des instruments de l’enseignement de la physique du XVIIIe au milieu du XXe siècle, ASEISTE, 2016, p. 148-49. 16 Pour une mise en perspective de l’histoire des entreprises, voir notamment Dominique Barjot (dir.), « Où va l’histoire des entreprises ? », Revue économique, janvier 2007, vol. 58, n° 1. 17 Sur le rôle de l’État et des élites savantes ou économiques dans l’expertise et la promotion des inventions sous l’Ancien Régime, voir le beau livre de Liliane Hilaire-Perez, op. cit. Cet activisme progressiste se retrouve au XIXe siècle sous des formes institutionnelles plus ou moins nouvelles. 6 numériques ou les arithmographes jusqu’à l’outil important que fut la règle à calcul18. Ces instruments, beaucoup moins coûteux que les machines à calculer et offrant moins de possibilités, fabriqués d’ailleurs dans d’autres secteurs industriels, étaient des produits partiellement substituables aux nouvelles machines. Ils ont contribué à la fois à former leur marché en accoutumant les utilisateurs à tout ce qui facilitait le calcul – donc à accroître la demande – et à le limiter en satisfaisant la masse des utilisateurs. 18 Marc Thomas, La Règle à calcul, instrument de l’ère industrielle : le rôle de la France, thèse (dir. Evelyne Barbin), Université de Nantes, 2014. Sur les anciens instruments graphiques ou mécaniques du calcul et leur emploi, voir notamment les travaux animés par Karine Chemla, Marie-José Durand-Richard et Dominique Tournès, présentés dans D. Tournès, « Pour une histoire du calcul graphique », Revue d’histoire des mathématiques, 2000, n° 6, p. 127-161, et dont l’ensemble est en cours de publication. 7 1. Un début prometteur : Schwilgué, Roth, Maurel, Thomas de Colmar En 1818, presque deux siècles après l’invention bien connue de Blaise Pascal, Thomas de Colmar (1785-1870) conçut l’Arithmomètre, pour lequel il prit en novembre 1820 un brevet de 5 ans. Fils d’un médecin alsacien, Charles-Xavier Thomas avait fait de brèves études scientifiques, puis était devenu un entrepreneur opportuniste : s’étant enrichi dans les fournitures aux armées sous l’Empire (il dirigeait le magasin des vivres de l’armée française en Espagne, ce qui lui avait donné l’expérience de la comptabilité), il s’était rallié aux Bourbons en 1814. Il avait ensuite compris les principes et l’avenir du métier d’assureur, lors d’un voyage à Londres, et réinvesti sa fortune en créant successivement deux compagnies : Le Phœnix avec un homme d’affaire suisse, puis Le Soleil19. Figure 2. L’Arithmomètre de 1822 (National Museum of American History, Washington). Premier exemplaire connu, d’aspect assez primitif. Pour actionner le mécanisme calculateur, une fois les chiffres positionnés, l’opérateur tirait un ruban de soie enroulé autour d’un tambour, entraînant la rotation des cylindres. La platine est signée « Devrine fecit », mais l’on ne sait rien de cet artisan, sinon qu’il est l’ancêtre d’une longue dynastie d’horlogers. Son Arithmomètre, calculateur « de table », n’était pas une révolution sur le plan conceptuel : il dérivait de la machine de Leibniz (1673), dont il employait le mécanisme à cylindres cannelés. Mais, contrairement aux nombreuses machines préexistantes qui étaient restées des objets de curiosité, sa facilité d’usage et sa fiabilité en firent le premier grand succès commercial de l’histoire des machines à calculer numériques. C’était le seul 19 Nicolas Stoskopf, « Charles Xavier Thomas, dit de Colmar », in Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, vol. 37, p. 3863. Les assurances sur la vie ou contre l’incendie étaient apparues en France à la fin du règne de Louis XVI, mais la Révolution Française avait freiné leur développement. En 1816, une ordonnance royale a autorisé l’assurance contre l’incendie, en 1818 le Conseil d’État a autorisé l’assurance sur la vie. La brochure Centenaire de la compagnie du Soleil : 1829-1929 (Paris, 1929) contient un historique assez détaillé. Le conseil d’administration de cette société anonyme comprendra en 1829 : deux agents de change, un officier de marine, un banquier et un “conseil judiciaire” qui deviendra ministre de la Justice sous Louis-Philippe. 8 appareil au monde capable d’effectuer les quatre opérations, voire des extractions de racines carrées ou des calculs d’intérêts, avec une précision très supérieure à celle des règles à calcul20. Thomas n’exagérait qu’à peine en la disant « propre à suppléer à la mémoire et à l’intelligence dans toutes les opérations d’arithmétique ». La machine fit l’objet de descriptions élogieuses par des experts dans le Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale en 1822. Rappelons qu’à la même époque furent produits plus de 10 000 métiers à tisser Jacquard programmés par cartes perforées, inaugurant l’automatisation de l’industrie textile : dans le domaine naissant du traitement mécanique de l’information, la France n’avait rien à envier à l’Angleterre industrielle21. La production d’arithmomètres augmente lentement, de la Restauration au Second Empire, suivant les perfectionnements qui contribuent à en répandre l’usage : adjonction d’un ressort vers 1823, d’une manivelle en 1848 pour transmettre l’énergie à la machine, nouveau mécanisme de retenue en 1850. Une récapitulation ultérieure compte 500 machines « de modèles fort différents » de 1821 à 1865 ; 1 000 machines nettement plus standardisées de 1865 à 1878, période où la production atteint 100/an. 60 % sont exportées, l’Arithmomètre n’ayant guère de concurrents dans le monde. Les grandes lignes de ce récit, tel qu’on vient de le résumer, étaient connues et publiées depuis longtemps sous l’angle de l’histoire des inventions. Ces chiffres de production (un peu trop ronds !), souvent repris dans les historiques du calcul mécanique, viennent d’un rapport présenté en 1879 à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN) par le colonel Sebert qui lui-même les tirait vraisemblablement des documents publicitaires diffusés par le constructeur22. En particulier, la période 1821 à 1865 – aussi longue qu’imprécise ! – ne permet pas de savoir quand la production industrielle des « 500 machines » a vraiment débuté 23 . On peut supposer que les premières unités n’ont été construites que pour l’usage interne des compagnies d’assurance de Thomas. Des investigations récentes, dues à Denis Roegel, à Guy Thuillier, à Alain Guyot et à Stephen Johnston, ont modifié et affiné notre compréhension de la dynamique d’innovation en éclairant le rôle joué par d’autres acteurs, individus ou institutions. 20 Jean Marguin, « L’arithmomètre de Thomas n° 1398 », Bulletin de la Sabix, n° 18, 1997, p. 31-42. D’excellents renseignements sont réunis sur les sites web de l’ANCMECA et d’Arithmometre.org, animé par un expert reconnu, Valéry Monnier. 21 Cette remarque sectorielle nuance l’analyse de François Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France (Paris, Perrin, 1983). 22 M. Sebert, « Rapport, au nom du Comité des Arts économiques, sur la machine à calculer dite Arithmomètre, inventée par Thomas (de Colmar) et perfectionnée par Thomas de Bojano », Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, août 1879. 23 Le premier historien qui a attiré l’attention sur cette question est Stephen Johnston, “Making the Arithmometer Count”, Bulletin of the Scientific Instrument Society, vol. 52, mars 1997, p. 12-21. 9 Deux décennies après la naissance de l’arithmomètre, un médecin parisien, Didier Roth (Hongrie 1798 - Paris 1885), invente un « additionneur-automate » et prend six brevets entre 1840 et 1844. Construit en petite série dès 1842, vendu à un prix modéré (60 F, le prix de deux ans d’abonnement à la revue L’Illustration), ce calculateur ne diffère de celui de Pascal que par une meilleure réalisation mécanique, notamment par le report des retenues successif, et non simultané comme dans la Pascaline qui se bloquait fréquemment. Roth l’accompagne d’une Instruction pour l’usage du calculateur automate - addition et soustraction, publiée en 1842, en conclusion de laquelle l’inventeur signale, avec une pointe de perfidie, l’échec et le coût du projet de Babbage. Il s’emploie vite à faire connaître sa machine, comme l’atteste en 1843 une lettre de remerciement du roi de Grèce Otto 1er24. Ses relations avec la famille Rothschild à Paris et sa position de médecin de l’ambassadeur d’Autriche en France, le comte Anton von Apponyi, l’aident vraisemblablement à la diffuser. Figure 3. Additionneur-automate du Dr. Roth (1841) (Musée des Art et Métiers). Plusieurs versions sont réalisées pour des calculs financiers dans diverses monnaies européennes (roubles, thalers, etc.). Un modèle réduit à deux cadrans, coûtant 6 F la paire, est commercialisé pour les joueurs de cartes qui comptent leurs points25. Roth envisage l’utilité de sa machine dans des domaines variés : enseignement de l’arithmétique, comptabilité, fiscalité, arpentage, etc., « dans la vie privée comme dans les sciences » ; il n’insiste pas, toutefois, sur le calcul scientifique, car un appareil réduit à additionner et soustraire n’est vraiment utilisable qu’en comptabilité ou en statistique. La machine, soigneusement construite, est appréciée dans les cercles les plus éclairés de l’administration et de l’industrie. À la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, Théodore Olivier présente en 1843 un rapport passant en revue les 24 Lettre d’Othon de Grèce au Dr. Didier Roth, 4 mai 1843, autographe mis en vente à Paris en 2019, https://www.fleaglass.com/dealer/le-zograscope/. 25 « Nouvelle machine à calculer, par MM. Maurel et Jayet », L'Illustration, n° 321, vol. XIII, 24 avril 1849, p. 128. De l’intérêt d’étudier un secteur dans sa globalité, car si l’on étudie seulement la machine de Roth, on ne va pas lire un article sur l’Arithmaurel pour y découvrir un paragraphe sur Roth… Un exemplaire du modèle réduit à deux cadrans est visible au Technisches Museum de Vienne. 10 machines à calculer depuis Pascal et louant les réalisations de Roth, qui reçoit une médaille d’argent 26 . L’année suivante, celui-ci exhibe plusieurs de ses machines arithmétiques (il tente parallèlement d’imposer un autre modèle, capable des quatre opérations arithmétiques), ainsi qu’un compteur pour machine à vapeur, à l’Exposition des produits de l’industrie française tenue aux Champs-Élysées. Figure 4. Exposition des produits de l’industrie française, 1844 (L’Illustration). Roth et ses émules sont évidemment conscients du rôle important de formation et de stimulation du marché, que jouent alors les expositions nationales des produits de l’industrie agricole et manufacturière : en rassemblant au centre de Paris des milliers d’exposants (3 960 exposants pendant deux mois en 1844), elles attirent des foules immenses de visiteurs curieux d’examiner les nouveautés, et ne contribuent pas peu à diffuser la foi dans le Progrès27. Un ingénieur des Ponts et Chaussées, Léon-Louis Lalanne, fait l’éloge de l’additionneur. Secrétaire de la section des chemins de fer du Conseil général des Ponts et Chaussées, bien conscient des besoins du monde ferroviaire émergent en études d’ingénierie (tracé des voies, profils…) et en calculs économiques, Lalanne a lui-même 26 Théodore Olivier, « Rapport, au nom du Comité des Arts mécaniques, sur des Machines à calculer présentées par M. le docteur Roth », Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, septembre 1843, réimpression septembre 1920, t. IX-X, p. 411-425. Ce texte restera une source classique sur l’histoire des calculatrices. Th. Olivier est spécialiste des modèles mathématiques des engrenages. 27 Les expositions nationales de produits industriels se sont succédé depuis 1798. Elles visaient à encourager l’émulation technique et à contribuer au développement des fabriques, dans le contexte de la rivalité franco-anglaise. Elles dureront jusqu’en 1849 et seront supplantées par les grandes expositions internationales à partir de 1851 (voir les études de Christiane Demeulenaere-Douyère sur ce sujet). 11 inventé une abaque28. Son rapport est adressé au ministère des Travaux publics, qui achète douze additionneurs en 1844. C’est le premier achat en quantité de machines à calculer par une administration publique29. La rapidité du passage de l’invention à la mis en vente est remarquable. Didier Roth est un personnage à multiples facettes comme on en rencontre dans toute l’histoire de l’informatique : réfugié juif hongrois, militant de l’homéopathie, un peu diplomate ou agent international, Roth restait mystérieux jusqu’aux enquêtes menées par Guy Thuillier, Judith Brody et Valéry Monnier30. On sait maintenant qu’il rendit visite à Charles Babbage à Londres en août 1841. Et qu’il était assez fortuné pour acquérir une collection d’art. Dans quelle mesure ses revenus provenaient-ils de la vente de ses machines ? Les rééditions de son Instruction, entre 1842 et 1844, indiquent une diffusion proportionnelle de l’additionneur – à moins que ce mode d’emploi (4 à 7 pages, selon les éditions) n’ait servi de prospectus publicitaire. On ignore à quel fabricant Roth soustraitait la production. L’inventaire des additionneurs Roth au Musée des Arts et Métiers ne mentionne qu’un « auteur matériel » identifié, un certain Queslin, pour la machine n° 13 31. Des modèles sont adaptés aux marchés anglais, allemand, russe, italien, voire japonais (le Musée des Arts et Métiers possède ce dernier, ce qui indiquerait qu’il est resté en France – nous sommes avant l’ère Meiji). Roth a un agent commercial à Londres, un certain David-Isaac Wertheimber qui obtient en 1843 un brevet pour construire et vendre ses additionneurs sur le territoire anglais. Dès la fin des années 1840, Roth ne participe plus aux expositions industrielles, comme s’il avait abandonné toute activité mécanique pour s’adonner à sa nouvelle 28 Léon-Louis Lalanne (X 1829) fut l’un des premiers spécialistes français de la construction de chemins de fer et un fondateur de la théorie des abaques. Il publia quatre ouvrages, dont trois consacrés aux outils de calcul : Essai philosophique sur la technologie (1840), Mémoire sur l’arithmoplanimétrie (1840), Collection de tables pour abréger les calculs relatifs à la réduction des projets de routes et chemins de 6 mètres de largeur (1843), Description et usage de l’abaque ou compteur universel (1845). Sur Lalanne, voir Bernard Girard, Histoire des théories du management en France du début de la révolution industrielle au lendemain de la première guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 2015 ; notice « Léon Lalanne », dans Adolphe Robert et Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires français 1789-1889, (Edgar Bourloton, dir.), 1889-1891 ; ainsi qu’un colloque Léon Lalanne. Un ingénieur entre la science, la politique et l’industrie au XIXe siècle, Dijon, Université de Bourgogne, 2020. 29 Guy Thuillier « La première machine à calculer au XIXe siècle : l’additionneur-automate du Dr. Roth », Revue Administrative, 1997, n° 297, p. 267-271. Cet article éclaire la biographie de Roth, jusque-là ignorée par l’historiographie, et l’importance de sa machine dans l’histoire du calcul. Il reproduit en annexe l’Instruction pour l’usage du calculateur automate, addition et soustraction, de 1842. 30 Judith Brody, « An émigré physician : Dr. David (Didier) Roth, homeopath, art collector, and inventor of calculating machines ». Journal of Medical Biography, 2000, vol. 8, n° 4, p. 215-219. Article résumé et complété par Valéry Monnier, « Les machines du Docteur Roth (1800-1885) », 2011, http://www.ami19.org/ROTH/RothBiographie.html. Roth lui-même a beaucoup publié sur l’homéopathie. 31 Aucun Queslin ne figure au Dictionnaire des horlogers français, pourtant très complet. 12 passion : l’art. Il se constitue une belle collection de gravures anciennes, notamment de Dürer, et devient conseiller artistique de la famille Rothshild française32. La machine de Roth fera l’objet de copies ou d’adaptations par plusieurs inventeurs et restera d’usage courant jusqu’à la fin du XIXe siècle. On ignore l’étendue de sa diffusion commerciale33. Une descendante sera l’Addometer produit aux USA vers 1900, qui aura elle-même des descendantes ou des émules pendant une grande partie du XXe siècle. Figure 5. L’additionneur à touches de J.-B. Schwilgué (Strasbourg, 1844). À la même époque, un horloger alsacien, Jean-Baptiste Schwilgué, a présenté en 1844 un additionneur de son invention, que l’on considère comme la première machine à calculer à touches opérationnelle34. De famille bourgeoise, mais autodidacte du fait des troubles révolutionnaires, formé à l’horlogerie, Schwilgué (1776-1856) est devenu professeur de mathématiques, vérificateur des poids et mesures et entrepreneur dirigeant 32 Après la mort de Didier Roth, sa « remarquable collection de peintures des XVe et XVIe siècles, dessins du XVIIIe siècle et objets d’art » est mise en vente à l’hôtel Drouot en avril 1888, dont on a le catalogue : 61 tableaux, plus de 200 objets d’art… mais aucune calculatrice. https://data.bnf.fr/fr/10744786/daviddidier_roth/. 33 Valéry Monnier indique (http://www.ami19.org/ROTH/RothBiographie.html) que le nombre de calculatrices Roth dans les collections publiques ou privées ne dépasse pas la trentaine, ce qui peut laisser supposer une production double ou triple. Le Musée des Art et Métiers à lui seul en possède douze, ainsi que la machine circulaire de Roth (Catalogue du Musée, Section A, Instruments et machines à calculer, Paris, CNAM, 1942). Voir les appréciations dans le Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, septembre 1843, réimpr. septembre 1920, t. IX-X, p. 411-425). 34 Denis Roegel, « An Early (1844) Key-Driven Adding Machine », IEEE Annals of the History of Computing, vol. 30, n° 1, p. 59-65, January-March 2008. Une décennie avant Schwilgué, un charpentier Milanais, Luigi Torchi, avait réalisé une véritable calculatrice à clavier en bois, plus complexe, qui avait obtenu un prix mais sans aucune suite pratique (Silvio Hénin, « Two Early Italian Key-Driven Calculators », IEEE Annals of the History of Computing, janvier 2010, vol. 32, n° 1, p. 34-43). Et l’on vient de découvrir que l’idée avait déjà été publiée par l’Anglais James White en 1822 (Denis Roegel & David Walden, « Before Torchi and Schwilgué, There Was White », IEEE Annals of the History of Computing, vol. 38, n° 4, October-December 2016, p. 92-93). 13 une firme de plusieurs dizaines de salariés35. Son mécanisme de comput ecclésiastique lui a valu en 1824 un examen par l’Académie des Sciences et une audience du roi. Chargé de rénover l’horloge astronomique de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg entre 1838 et 1842, il a une expérience exceptionnelle de la conception d’appareils reproduisant les phénomènes astronomiques. Il connaît les rares calculatrices existant à son époque, notamment celles de Thomas et de Roth, et possède l’historique de ces machines rédigé à la SEIN par Théodore Olivier. Il a conçu apparemment la sienne en fonction de ses besoins professionnels et de ceux d’autres artisans. Le choix des chiffres à calculer s’effectue par une rangée de dix touches formant un clavier minimal ; pour le rendre fiable, Schwilgué a dû inventer un dispositif de « tout ou rien », empêchant une « demifrappe » qui introduirait une erreur dans les données. Construit avec un grand savoir-faire professionnel, fiable et robuste, l’additionneur est breveté, inscrit au catalogue de l’entreprise de Schwilgué, et l’un des prototypes est présenté ensuite à une exposition à Londres. En 1844, à Paris, le jury de l’Exposition des produits de l’industrie française décerne à « Schwilgué père » sa médaille d’or, justifiée par deux pages d’éloges sur sa puissante activité inventive36. Une dizaine de machines au moins sont produites, dont l’une par un ancien collaborateur suisse de Schwilgué, Victor Schilt, devenu horloger à Solothurn. Celui-ci la présente à l’exposition universelle de Londres en 1851, où il aurait reçu une commande de cent exemplaires (ce qui paraît énorme pour l’époque), à laquelle il ne donne pas suite. Toutefois un calculateur Schwilgué semble avoir été acquis par l’université de Zurich, puis transmis au Polytechnikum fondé en 1854 37. Mécanicien expérimenté, Schwilgué invente différentes machines, certaines dédiées à des types de calculs particuliers, par opposition aux calculatrices universelles comme l’Arithmomètre. Par métier il doit concevoir et tailler des roues dentées 38 . 35 Dans sa biographie, son fils insistera sur la frustration éprouvée dans sa jeunesse par Schwilgué de ne pouvoir suivre des études, à cause des troubles et des destructions révolutionnaires, sur ses efforts pour apprendre l’horlogerie et les mathématiques dans les livres, et sur le fait que deux fils de cet autodidate ont intégré l’école Polytechnique et le corps des Ponts et Chaussées (Charles Schwilgué, Notice sur la vie, les travaux et les ouvrages de mon père J. B. Schwilgué, ingénieur-mécanicien, officier de la Légion d'honneur, créateur de l'horloge astronomique de la Cathédrale de Strasbourg, etc., Strasbourg, 1857). 36 Exposition des produits de l’industrie française en 1844, Rapport du jury central, 1844, p. 442-444. 37 Voir les nombreux articles de Denis Roegel, notamment « An Overview of Schwilgué’s Patented Adding Machines », Bulletin of the Scientific Instrument Society, 2015, n° 126, p. 19. « Schwilgué’s calculating machines. A collection of articles » [Rapport de recherche] LORIA, UMR 7503, Université de Lorraine, CNRS, 2017. hal-01612894. Et Herbert Bruderer, « Überraschende Funde in der Kulturgütersammlung der ETH Zürich ». La machine construite par Schilt est conservée à Washington au National Museum of American History (https://americanhistory.si.edu/collections/search/object/nmah_690194). 38 Jean-Pierre Kintz (« Jean-Baptiste-Sosime Schwilgué », dans Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, vol. 34, p. 3596) indique que Schwilgué fut associé à Fred Rollé de 1827 à 1838, lequel a breveté et produit des balances et d’autres machines de précision ; puis qu’il a cédé sa part aux Ateliers de construction mécanique de Strasbourg en 1839 pour se consacrer à l’horloge astronomique. C’était donc 14 Préparer la dentelure des rouages nécessite des calculs précis – ce qui éclaire au passage les pratiques d’artisans très qualifiés de cette époque. Pour faciliter ce travail Schwilgué développe une plus grande machine spécialisée dans le calcul des multiples d’une valeur donnée, d’autres pour calculer des fractions : les résultats obtenus sur ces calculatrices sont destinés à configurer les machines-outils qui tailleront les engrenages. Loin du traitement de données dans l’assurance (Thomas de Colmar) ou l’administration, on est ici dans un système technique industriel fondé sur le calcul et la métallurgie, mais destiné à produire in fine de l’information sur l’écoulement du temps et les mouvements des astres. Schwilgué me semble aussi représentatif d’un milieu d’artisans-savants qui produisent de la « science appliquée » mathématisée sans passer par les écoles d’ingénieurs. Figure 6. Machine à calculer les multiples d’une valeur sur 12 chiffres (J.-B. Schwilgué, Strasbourg, 1844). Cet appareil est proposé à la vente à un prix assez élevé, de 300 à 400 F. Quels que soient leurs devenirs, ces machines ont une réelle importance historique : la chronologie suggère que c’est le succès de l’additionneur de Roth, dès 1844, ainsi que l’apparition des calculatrices de Schwilgué, qui incite Thomas de Colmar à mettre l’Arithmomètre en fabrication et à le commercialiser dans la décennie suivante39. Cette hypothèse est renforcée par le fait que Lalanne, dans son rapport de 1844, ne mentionne avant la machine à calculer de Schwilgué, mais ce partenariat éclaire le cluster industriel dans lequel celuici travaillait. Sur le dynamisme de cet environnement économique, voir notamment Michel Hau, L’Industrialisation de l’Alsace 1803-1939 (Strasbourg, 1987). Schwilgué lui-même est bien connu, entre autres par la « Notice sur la vie de J.-B. Schwilgué », publiée en 1857 à Strasbourg par son fils Charles. 39 Guy Thuillier, « Les machines à calculer et les bureaux en France au XIXe siècle », Études et Documents, t. XI, 1997. Cet article exploratoire sur l’émergence des besoins de calcul dans les administrations a contribué à inspirer le présent article… 25 ans après sa lecture. Il contient quelques erreurs de détail et ignore Schwilgué, par exemple, mais fournit de nombreuses pistes de recherche. 15 pas l’Arithmomètre40. Vers 1844, le nombre de brevets de machines à calculer augmente brusquement, ce qui évoque une émulation soudaine : de 3 à 6 brevets ou certificats d’addition dans les décennies 1820 et 1830, il passe à 34 dans la décennie 1840 et se i de no jo fa ig ai enco e en F ance, en Angle e e e en Allemagne, le maintient ensuite à ce niveau. e l le e . an ai , iennen , a di an de ine e nible a a , de o d e ce e mani e aimen odigie e. A machine l'enfan le l ange nomb e , e en el e o de e l a de o a ion le l de l'a i hm i e a ec a an de de ci ion e le Monde 15 e olli, ce odigie e in elligence ag e l'admi a ion e l' onnemen i e. i me eille con a a ne a an e, e a la olennelle e l'Acad mie de Science , a ein A ago 'e em e d'a ele le acen l'A i hma el a nomb e de i ma en ne o e, e don de a e e le i cle . 'im i o able o ine, i e e ance ai i la go ge e o ffe a n e e l'in en ion, ne o e a a cide la machine de MM. Ma el Figure 7. Couverture du livret publicitaire Arithmaurel (1849), reproduite dans L’Illustration. c de a bon g , mal g , c a e e e incon e able aParmi an age l'A i hma el.l’Arithmaurel semblent particulièrement prometteurs41. ces de brevets, ceux de 44 a a A a S L’histoire de cette machine est caractéristique du régime d’innovation chez les a a 13 a , a inventeurs-entrepreneurs français en ce milieu du XIXe siècle. Timoléon-Louis Maurel (1819-1879), fils d’un avoué au tribunal de Gap (Hautes 1849 Alpes), est étudiant à Paris en 1842, lorsqu’il demande un brevet d’invention de 15 ans a 1849, A « une a machine à calculer » 42. Il s’associe bientôt avec Honoré-Jean Jayet, dit Jayetpour ' . Dauphiné (1820 à Voiron - 1904 à Paris), fils d’un aubergiste de Voiron et formé à la mécanique, a X autant qu’on puisse le savoir. Les deux associés prennent un nouveau brevet 16 en, 1846. Maurel et Jayet affirmeront plus tard qu’ils ignoraient même l’existence de la a M. Ma a EL JAYET ; a a 40 Guy Thuillier, « La première machine à calculer au XIXe siècle : l’additionneur-automate du Dr. Roth », e calc le Revue lai Administrative, aien bea co n° 297, 1997, n. 14. Le rapport Lalanne a été reproduit par le même auteur dans le d’histoire de la Sécurité e igeaien o Bulletin o en le conco de sociale, 1993, n° 28, p. 337-42. MM. Ma el e 41Ja e on deche ch ne sur l’Arithmaurel se fondent sur les recherches en cours de mon collègue La plupart mes informations grenoblois, Alain Guyot, ion a ec ne g ande e le Pr. ance : il eque je remercie vivement de m’en avoir fait part. J’ai effectué des recherches complémentaires des deux inventeurs et sur leurs protagonistes. de donne o e le a sur ie les decarrières le onne condi ion42de abili , e d et a de perfectionnement e Brevet d’invention pour « une machine à calculer », demandé à Paris par T.-Z.L. Maurel le 18 novembre 1842, décerné le 31 décembre suivant. Thimoléon Maurel s’y déclare « étudiant la e de e mo emen an le à Paris », sans autre précision. Les brevets de Maurel et Jayet ne contiennent que des informations c ne e ce de e o . Il a aien techniques, contrairement à ceux de Thomas qui y raconte volontiers sa vie. , (1826 1861) a Ma (1783 1875) a a , , a a ' a . 16 machine de Pascal quand ils se sont lancés dans la conception de la leur, tandis qu’ils étaient encoré élèves en classe de philosophie43. Le style de construction de la machine – boîtier cubique de bois et de verre, cadrans et clés de montre – reflète à la fois le savoir-faire de l’horloger et la parenté avec certains instruments scientifiques de l’époque ou avec le terminal Bréguet-Foy du télégraphe Chappe électrifié. Un élément technique important est le cylindre cannelé, inventé par Leibniz et mis en œuvre sous des formes adaptées dans l’Arithmomètre comme dans l’Arithmaurel – d’où une querelle de propriété industrielle entre Thomas et Maurel (cette querelle ne se porte pas sur le terrain juridique puisque le premier brevet Thomas est expiré depuis longtemps). Mais, sur cette base, Maurel a conçu un système profondément nouveau, effectuant les opérations arithmétiques avec des automatismes beaucoup plus poussés que n’importe quelle calculatrice construite à l’époque. Les deux inventeurs s’associent sous signature privée en mai 1849, puis constituent la société « T. Maurel, J. Jayet & Cie. », enregistrée début 1851 au tribunal de Grenoble. Un célèbre vulgarisateur, l’abbé Moigno, publiera plus tard un éloge de l’Arithmaurel et de ses inventeurs qu’il qualifie affectueusement de « jeunes artistes ». Son article évoque leur effort commun : dix années de travail inventif, de mise au point, de quête anxieuse de financements alors qu’ils n’ont pas de fortune personnelle et semblent parfois frôler la misère. Ils rencontrent enfin un mécène qui « leur donne le moyen d’acquitter les droits de patente et de brevets d’invention, alors exorbitants, alors véritablement homicides »44, leur offre de quoi vivre et payer le salaire des ouvriers qu'ils emploient, et les envoie « vers un de ces humbles villages de Franche-Comté où l’on construit avec tant de perfection et à si bas prix les innombrables rouages de nos montres et de nos horloges »45. On ne dispose d’aucune autre précision sur ces débuts laborieux. Cependant les machines sont bientôt mises en construction à Paris. Installés dans la capitale dès 1848, Maurel et Jayet y trouvent un atelier de bien meilleur niveau technique que celui dont ils disposaient jusque-là. Situé 43 avenue de l’Observatoire, proche des grands établissements scientifiques parisiens, cet atelier a été fondé en 1829 par l’Autrichien Joseph-Thaddeus Winnerl (1799–1886), réputé l’un des meilleurs 43 « Nouvelle machine à calculer, par MM. Maurel et Jayet », L'Illustration, n° 321, vol. XIII, 24 avril 1849, p. 127-128. 44 Le coût des droits de brevets est en effet relativement élevé, selon la loi du 5 juillet 1844 : 100 F/an, soit un mois de salaire d’un ouvrier. 45 F.-N.-M. Moigno, La Presse, 6 mars 1849, reproduit dans la revue Cosmos, 1855, vol 4, n° 3. Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire du progrès des sciences, est rédigée en grande partie par l’abbé Moigno. Les sources sont rares sur cette histoire, ce sont principalement les rapports d’experts. Maurel et Jayet ne semblent pas avoir laissé beaucoup d’écrits, hormis leurs brevets et leur brochure promotionnelle – ainsi qu’une ode de Jayet à Napoléon. Maurice d’Ocagne qualifie Jayet de « mécanicien », sans précision. Maurel signera « ingénieur mécanicien, 44 rue du Dragon » sa demande de brevet de 1860. 17 chronométriers d’Europe. Winnerl est fameux pour avoir construit une horloge astronomique pour l’Observatoire de Paris et surtout jeté les bases du chronographe moderne en brevetant le cœur de chronographe (une came facilitant la remise à zéro de l’aiguille des secondes). Son atelier, équipé de machines à tailler les engrenages de haute précision, emploie jusqu’à 20 ouvriers. Maurel et Jayet se domicilient d’ailleurs à l’adresse de cet atelier, ce qui peut signifier qu’ils y louent un petit logement. Au début de l’année 1849, François Arago, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, appelle les inventeurs à présenter leurs machines aux concours organisés par celle-ci. Cette répartition des rôles, entre « inventeurs » qui innovent et « savants » qui évaluent, est une formule bien établie depuis le XVIIe siècle, qui se retrouvera encore dans la fonction attribuée à la Caisse nationale des sciences en 1901, puis en 1915 à la Direction des inventions intéressant la Défense nationale46. Au vu d’une démonstration de l’Arithmaurel, les commissaires délégués par l’Académie louent les qualités de l’instrument, tout en recommandant aux inventeurs de le simplifier en vue « d’une fabrication montée en grand ». Ils le comparent avantageusement aux autres machines connues à l’époque, dont le « piano arithmétique » (Teclado Aritmético) présenté en 1847 par un Basque espagnol, Policarpo de Balzola. Ils concluent « qu’il peut aider le géomètre qui rencontre souvent de longs et fastidieux calculs à faire ou à vérifier, qu’il pourra devenir très-utile et même usuel dans les maisons de banque et de commerce, parmi les vérificateurs, les ingénieurs, etc., qui ont sans cesse à multiplier des prix par des quantités, ou qui ont à effectuer des supputations analogues47. » En conséquence, la commission fait imprimer la description de la machine dans le Recueil des savants étrangers, recommande l’acquisition d’un exemplaire qui serait mis à la disposition des académiciens dans la bibliothèque et accorde à Maurel et Jayet un prix de Mécanique doté de 1 000 F48. Haut lieu du calcul astronomique relevant de l’Académie des Sciences, le Bureau des Longitudes entend peu après « quelques détails sur une machine à calculer inventée par MM. Joyet et Morel » (sic). Cependant, si « la commission émet le vœu que 46 Liliane Hilaire-Perez, op. cit. Patrice Bret, L’État, l’armée, la science. L’invention de la recherche publique en France (1763-1803), Presses Universitaires de Rennes, 2002. Yves Roussel, « L’histoire d’une politique des inventions, 1887-1918 », Cahiers pour l’histoire du CNRS, 1989, n° 3, p. 46-47. 47 Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, tome XXVIII, n° 7, 1er semestre 1849, p. 209-217. Le rapporteur est une sommité : Claude-Louis Mathieu, polytechnicien et professeur d’analyse à l’X, membre de l’Académie des Sciences, astronome à l’Observatoire de Paris, chargé de diriger les calculs et la publication annuelle de la Connaissance des Temps au Bureau des Longitudes ; Mathieu est aussi le beau-frère d’Arago (« Claude-Louis Mathieu (1783-1875) », Livre du Centenaire de l’École polytechnique, 1897, reproduit dans Bulletin de la SABIX, http://www.sabix.org/bulletin/b5/mathieu.html). 48 Concours pour le prix de Mécanique, 1849-1850, Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, séance du 16 décembre 1850, tome XXXI, p. 814-817. 18 l'Académie fasse l’acquisition d’une machine », le Bureau des longitudes n’achètera pas d’Arithmaurel – pas plus d’ailleurs qu’aucun autre appareil de calcul à cette époque49. La seconde étape importante de l’année 1849 est la nouvelle Exposition nationale des produits de l’industrie agricole et manufacturière. Pour promouvoir leur machine, Maurel et Jayet font imprimer une brochure destinée à être distribuée pendant l’exposition, sous-titrée Rapport à l’Académie et opinions des journaux sur l’Arithmaurel. L’introduction exprime sans fausse modestie la foi des deux inventeurs dans leur génie : « Réduire en mécanique une science qui réside toute entière dans l'entendement humain : l’arithmétique : tel est le difficile et audacieux problème dont la solution a été vainement cherchée depuis plus de trois cent ans par les hommes les plus éminents […]. Deux jeunes Français viennent, après dix ans de ruineux et pénibles travaux, de résoudre ce problème d’une manière vraiment prodigieuse. À l’aide de leur machine, l’enfant le plus étranger à la science des nombres peut, en quelques tours de clé, donner le résultat des opérations les plus compliquées de l’arithmétique avec autant de promptitude et de précision que les Mondeux et les Mangiamolli [calculateurs prodiges fameux à l’époque]. Un résultat aussi merveilleux, constaté par une commission savante et par la solennelle approbation de l’Académie des Sciences, […] place l’Arithmaurel au nombre de ces inventions qui marquent une époque, et dont la destinée est de traverser les siècles50. » Le 17 mars 1849, un Arithmaurel est démontré devant l’un des jurys de l’exposition. Les compétiteurs ne sont rien moins que l’Arithmomètre de Thomas et la machine à différences des Suédois Scheutz père et fils, inspirée de celle de Babbage. Le rapport est à nouveau très louangeur : «Les machines à calculer laissaient beaucoup à désirer : elles exigeaient trop souvent le concours de l’opérateur. MM. Maurel et Jayet ont cherché une meilleure solution avec une grande persévérance : ils se sont efforcés de donner à toutes les parties de leur machine de bonnes conditions de stabilité, et d’assurer l’exactitude et la sûreté de ses mouvements sans le secours d’aucune espèce de ressort51. » L’exposition se termine le 30 juillet 1849. Au cours de la cérémonie de clôture sur les Champs-Élysées, le président de la République, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, confère la médaille d’or à l’Arithmaurel dans sa catégorie. Belle publicité, qui s’ajoute à un article élogieux paru dans L’Illustration : le grand public cultivé ne peut plus ignorer l’Arithmaurel. L’article de L’Illustration signale que la machine à 10 chiffres coûte 49 Communication de M. Largeteau au Bureau des Longitudes, 28 mars 1849. Pierre Mounier-Kuhn, « Les machines à calculer au Bureau des Longitudes », dans L. Rollet et M. Schiavon (dir.), Le Bureau des longitudes au prisme de ses procès-verbaux (1795-1932), Nancy, Presses Universitaires de Lorraine, 2020. 50 T. Maurel & J. Jayet, Rapport à l’Académie et opinions des journaux sur l’Arithmaurel. Cette brochure de 44 pages reproduit in extenso le rapport de l’Académie des Sciences, ainsi que seize articles parus dans treize journaux différents, y ajoutant quelques courriers de lecteurs. 51 Rapport du jury central sur les produits de l'agriculture et de l'industrie exposés en 1849, Tome II, p. 542-548, Imprimerie Nationale, 1850. 19 2 000 F et recommande que le gouvernement en commande une vingtaine, à répartir entre les principaux ministères : cela créerait de l’emploi (problème vital en 1849 !) et permettrait de réduire les coûts de production par effet d’échelle, en vue de conquérir le marché des banques et des maisons de commerce52. À son tour, en mars 1851, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale décerne à Maurel et Jayet le prix de mécanique de la fondation Montyon : 1 000 F, assez pour financer la construction d’un nouveau prototype et le paiement des droits de brevets. La dernière institution qui expertise l’Arithmaurel est l’administration des Ponts et Chaussées. L’examen par une commission et l’envoi de son rapport au Ministre de tutelle sont la procédure normale avant un achat éventuel par l’administration. Le rapport, rédigé une fois de plus par Lalanne, donne une description de l’Arithmaurel plus précise et pratique que celle des académiciens53. Sa conclusion est un éloge sans réserve sur le plan technique. « La machine à calculs présentée à l’administration par MM. Maurel et Jayet nous paraît un des appareils les plus ingénieux et les plus parfaits qui aient jamais été imaginés. Le mécanisme a ce caractère remarquable que, nonobstant son extrême complication, il n’offre aucune des chances de dérangement ou de rupture qui se trouvent dans une foule de machines plus simples et moins sujettes à dérangement en apparence. La manière d’opérer est si simple qu'elle peut être apprise en quelques instants par un enfant, par une personne d’une intelligence bornée, n’ayant aucune notion de calcul et sachant seulement lire les nombres. Les opérations se font avec une rapidité telle qu’il ne faudrait pas moins de temps pour en inscrire sur le papier toutes les phases supposées connues que pour les achever à l’aide de la machine. Le prix est encore fort élevé, mais il baisserait sans aucun doute dans une très forte proportion si le nombre des commandes était assez considérable. » Dans cette conclusion on peut lire entre les lignes : la machine est très intéressante mais encore trop chère et l’État n’achètera que si le prix baisse. Or pour que le prix baisse, il faut fabriquer beaucoup. Maurel et Jayet sont pris dans ce cercle vicieux dont ils n’ont pas les moyens de sortir, faute de capitaux54. Il vont donc bientôt se réorienter vers des activités moins risquées, vers des innovations moins radicales. Une génération plus tard, un jeune expert en calcul mécanique, Léon Bollée, examinera l’Arithmaurel et portera ce jugement qui n’est pas suspect de conflit 52 « Nouvelle machine à calculer, par MM. Maurel et Jayet », L’Illustration, n° 321, vol. XIII, 24 avril 1849, p. 127-128. 53 Rapport n° 101 sur l’Arithmaurel, fait à M. le Ministre des Travaux Publics par MM. Combes, inspecteur général des Mines, Michal, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et Lalanne, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, rapporteur, Annales des Ponts et Chaussées, tome VIII, 1854. Il est suivi de l’extrait du Rapport n° 102 sur l’Arithmomètre. 54 L’article de l’abbé Moigno (art. cit.) déplore leur échec commercial et l’explique par le coût de fabrication de cette machine très complexe, non par sa fragilité mécanique. 20 d’intérêts : « Somme il y avait t gravés sur le dessus les toute chiffes debeaucoup 055 à 9. de bon dans cette machine, mais elle était trop compliquée et surtout trop fragile . » soumis à la commission sur l'industrie des nations était un tement les mêmes fonctions: Figure 8. Arithmaurel ouvert (Musée des Arts & Métiers). Un mécanisme beaucoup plus complexe encore que celui de l’Arithmomètre, impliquant un coût de production très élevé. plication simple Moins d’une dizaine d’Arithmaurels semblent avoir été fabriqués entre 1846 et 1855, essentiellement comme prototypes de démonstration, chacun comportant un opération de celle effectuée précédemment, on doit avant de perfectionnement sur le précédent (la plupart sont conservés dans divers musées e à zéro. d’Europe). C’est le même ordre de grandeur que la production des machines de Pascal ication, on inscrit en premier le multiplicande (de deux siècles plus tôt. Toutefois une fabrication de série a été tentée : fin 1850, on évoque ng) en positionnant tirettes en haut dupremiers boîtier de de façon « 30 machinesles en construction dans l’un des ateliers la capitale56. » Vérité ou e chacun des chiffres du bien multiplicande. Ensuite onontinscrit publicité ? Il semble que les inventeurs-entrepreneurs envisagé un marché de cet 3 ordreronds de grandeur des fabrications ur les cadrans avec etleslancé 4 clés à oreille de. pièces détachées en conséquence. Vraisemblablement sansdeux attendreinscrits, des commandes fermes. ultiplicateur sont tous les la multiplication Le 8 avril du 1856,totalisateur. la société « T. Maurel, Jayet & Cie. » est dissoute lit sur les lucarnes La J.commission de – un an avant du brevet de base. Maurel est de lara liquider, ort : Ce l’expiration in r men n e ige le conco r chargé de l op e r de terminer les en cours fabrication pour les vendre de trouver acquéreur pour les c est àArithmaurels dire sans qu ilde soit nécessaire de etconnaître n. Lettre de Léon Bollée à Maurice d’Ocagne, 14 mars 1893, citée par Michel Mouyssinat, « Léon Bollée, totalisateur55 affiche l’Edison françaisen ». permanence le produit des tirettes nt aux modernes calculettes, arithmaurel pas1850, dep. 817. 56 CR hebdomadaires des séances dell’Académie des sciences,n 16 a décembre ul, pas plus d ailleurs que de touche " × " 21 e totalisateur entre deux multiplications, on effectue facilement produits : a1 b1 ± a2 b2 ± a3 b3 . brevets. Quelques machines inachevées, ainsi que des lots de pièces, seront conservées longtemps et partiront finalement à la collecte de métaux en 1914. Maurel et Jayet (ou seulement celui-ci ?) semblent avoir ensuite obtenu un emploi dans l’administration des Poids et Mesures, comme vérificateurs adjoints dans la région parisienne57 . Peut-on voir dans ce recrutement une forme de soutien de l’État, via le ministère du Commerce, aux inventeurs méritants ? Ou une situation leur permettant de vivre décemment d’un travail correspondant à leurs qualifications, au cas où l’aventure industrielle ne déboucherait pas ? Maurel a déposé au total une dizaine de brevets dans divers domaines, dont la pharmacie mais surtout l’horlogerie. Réinstallé rue du Parc-Royal à Paris, il réoriente rapidement son activité dans un atelier fabriquant des pendulettes réveille-matin de voyage, qu’il a brevetées et qui répondent mieux que l’Arithmaurel aux demandes solvables de la civilisation industrielle naissante58. Thomas semble alors se réveiller – sur tous les fronts, puisqu’il fonde simultanément en 1843 une nouvelle société d’assurances, L’Aigle, absorbe d’autres compagnies et invente divers produits financiers dans cette profession, où il est bien secondé par son frère, puis par son fils59. Alors qu’il avait été absent des expositions industrielles depuis 1823, il présente à nouveau sa machine à l’Exposition des produits de l’industrie nationale tenue aux Champs-Elysées fin 1844. L’Arithmomètre y reçoit une mention honorable, mais n’est pas cité dans le guide des objets remarquables de l’exposition. La machine de Roth, elle, y figure après avoir été couronnée par le jury qui lui décerne la médaille de bronze. Aiguillonné par ce défi, Thomas perfectionne son arithmomètre pour le rendre plus fiable et plus simple. Sans doute en a-t-il besoin, comme assureur, pour calculer des tables 57 Maurel et Jayet-Dauphiné auraient été nommés vérificateurs adjoints des poids et mesures, respectivement pour les 10e et 11e arrondissements de Paris et pour l’arrondissement de St.-Denis. Ces nominations restent à préciser, leurs dates mêmes étant incertaines. Si, comme l’affirme l’abbé Moigno, elles sont dues au prince-président et à Falloux, éphémère ministre de l’Instruction publique en 1849, elles datent au plus tard de 1850, alors que tous les espoirs étaient encore permis à l’Arithmaurel. La vérification des poids et mesures était particulièrement importante depuis 1794, pour accompagner la substitution du système métrique aux anciennes unités. Schwilgué avait lui aussi exercé cette fonction, assez mal payée, à Sélestat de 1808 à 1825 (Charles Schwilgué, op. cit., , p. 21-22). 58 Le Dictionnaire des horlogers français (Paris, Tardy, 1971-1972) consacre une notice à Maurel, énumérant ses brevets de pendules et signalant qu’il dépose en 1877 sa marque, qui rappelle ses principales distinctions : médaille d’or et prix Montyon. L’Arithmaurel, faute de succès commercial, fournit donc à l’horloger un label de qualité technique. Toutefois, en 1860, Maurel dépose encore un nouveau brevet de 15 ans pour une machine à calculer. 59 Le groupe d’assurances « Soleil-Aigle », nationalisé en 1946, fusionnera avec « La Nationale » et donnera naissance au GAN en 1968. 22 actuarielles 60 . Son arithmomètre de 1822 avait été construit par un horloger parisien, Devrine. Vingt ans plus tard, Thomas, qui n’est pas mécanicien, trouve un nouveau fabricant assez qualifié pour prendre le projet en mains et réaliser une machine profondément renouvelée : le jeune ouvrier Piolaine, fils d’un horloger de Neuilly61. Les relations ne sont pas faciles et après un différend, Piolaine part travailler en Angleterre. Thomas prend un autre sous-traitant, mais ni celui-ci, ni la machine ne donnent satisfaction (la situation ressemble beaucoup aux difficultés rencontrées deux siècles plus tôt par Blaise Pascal). Thomas se résout à faire revenir à ses frais Piolaine d’Angleterre. En juillet 1848, la nouvelle machine est finalement prête à l’emploi. Elle est « le fruit de trente années de travail et de veilles » et « plus de cinquante mille francs ont été dépensés par l’auteur pour les nombreux essais qu’il a fait faire »62. Figure 9. Arithmomètre de Thomas offert au tsar Nicolas I, modèle 1850 « haut de gamme » à 16 chiffres. De la taille d’une petite valise, elle se transporte asses facilement et n’occupe que la moitié d’une table de travail. (photo Valéry Monnier/www.arithmometre.org) 60 C’est ce qu’affirmera son successeur, L. Payen, dans L’Industrie française des instruments de précision, catalogue publié par le Syndicat des constructeurs en instruments d’optique et de précision, 1901, p. 185187. 61 Le Dictionnaire des horlogers français indique une véritable dynastie Piolaine, horlogers depuis le XVIIIe siècle, dont celui de Neuilly actif en 1838. Il localise aussi un Devrine dans la galerie Vivienne, à Paris, mais en 1870, sans plus de précisions. 62 Thomas lui-même a résumé ses mésaventures industrielles dans le texte de son brevet du 25 avril 1849 (n° 8282), précisant que ni lui, ni son fils n’avaient les compétences pour construire la machine. Les mêmes précisions sont données dans un article de L’Illustration, n° 347, 20 octobre 1848. 23 Ce qui lui permet en 1849 de reprendre un brevet et de récupérer quinze ans de protection63. En 1849, nouvelle exposition nationale à Paris. L’Arithmomètre y reçoit une médaille d’argent, mais est éclipsé par l’Arithmaurel de Maurel et Jayet, médaille d’or – Arithmaurel qui devient la bête noire de Thomas. Agacement supplémentaire, un certain Dutel est venu de Lyon présenter lui aussi un appareil nommé arithmomètre64. Même demi-victoire à l’exposition universelle de Londres en 1851, où le premier prix est décerné à la calculatrice d’un horloger de Varsovie, Israël Abraham Staffel, déjà récompensé dans l’empire russe. Cependant la SEIN lui décerne une médaille d’or. Le rapport commence par rappeler que toutes les aides au calcul inventées depuis les logarithmes de Neper servent essentiellement à gagner du temps et à réduire la fatigue intellectuelle. Il analyse les améliorations apportées par Thomas à sa machine, qui permettent notamment de vérifier un calcul en le refaisant à l’envers. Il souligne son utilité pour le commerce ou la banque, où l’on doit sans cesse multiplier des quantités par des prix ou établir des comptes d’intérêts, comme pour « les vérificateurs et les ingénieurs » ou le calcul des tables numériques de toutes sortes. Les tests de performances montrent que l’arithmomètre effectue divers types d’opérations sur de grands nombres en un temps record, quelques dizaines de secondes. Les simplifications techniques ont d’ores et déjà permis à M. Thomas de faire construire « un assez grand nombre de machines de 20 et 16 chiffres »65. De fait, on a très tôt le point de vue d’un utilisateur 66 . En 1853, la Société d’émulation des Vosges entend l’un de ses membres, ingénieur en chef du département, expliquer les mérites de l’arithmomètre. Il connaît bien cet instrument pour l’avoir utilisé depuis un an et avoir vu ses subordonnés l’employer facilement. Au-delà de ses avantages pratiques et de son ingéniosité, c’est le principe même de la machine à calculer qui lui paraît remarquable : de même que les premières locomotives ont excité la surprise des observateurs qui les appelaient chevaux de fer, machines vivantes, l’arithmomètre est surprenant car c’est une « machine intelligente ». Il permet d’effectuer des opérations inaccessibles aux règles à calcul, abaques et tables logarithmiques : ces produits sont donc 63 Brevet n° 8282 du 25 avril 1849 (la loi du 5 juillet 1844 permettait de prendre un nouveau brevet principal au lieu d’un brevet de perfectionnement ou d’addition) : Description de l’Arithmomètre, machine à calculer inventée et perfectionnée par Charles-Xavier Thomas (de Colmar), demeurant à Paris, 13 rue du Helder. http://www.arithmometre.org/Brevets/PageBrevet1849FR.html 64 Rapport du jury central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie exposés en 1849, p. 541-552. Le rapport signale que l’arithmomètre « n’a jamais été dans le commerce » à cette date. 65 M. Benoît, « Rapport, au nom du comité des arts mécaniques, sur l’arithmomètre perfectionné inventé par M. Thomas de Colmar », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, Paris, Bouchard-Huzard éd., mars 1851, p. 113-123. 66 M. Lemoyne, « Mémoire sur la machine à calculer dite arithmomètre de M. Thomas de Colmar », Annales de la Société d’émulation des Vosges, Tome VIII, 2e cahier, 1853, p. 144-164. Il évoque, p. 158, les 37 inventions d’instruments de calcul depuis 1624 (règle à calcul de Gunther) jusqu’en 1840. 24 loin d’être entièrement substituables. L’arithmomètre est, de plus, fiable, robuste et facilement réparable par un bon horloger local. Le rapport se termine par d’intéressantes considérations d’ordre économique. Le prix d'un arithmomètre moyen (à 12 chiffres) est de 300 francs, environ trente fois le prix d’une table de logarithmes, ce qui est trop cher et nuit à sa diffusion67. M. l’ingénieur en chef nous détaille ses pratiques de calcul : « C’est tout au plus si trois à quatre fois par an je me sers des tables, tandis que c’est trois à quatre fois par semaine que je me sers de l’arithmomètre, bien que cependant je n’y aie recours que pour les opérations un peu longues ; que j’emploie souvent la règle à calcul, et que plus souvent encore je calcule à la plume. Le rapport d’utilité serait, d’après cette expérience personnelle, d’environ 1 à 50. » Mais, poursuit-il, des masses de gens trop peu instruits pour utiliser une table de logarithmes pourraient facilement employer une machine à calcul. S’il existe en France 100 000 tables de logarithmes, le marché potentiel des arithmomètres pourrait être d’un million ! Projection qui n’a rien d’extraordinaire, si l’on songe qu’il y a 10 millions de pendules dans le pays. « Nos habitudes de sociabilité », ajoute-t-il, tendent d’ailleurs à introduire toujours plus le calcul dans les habitudes de la vie : « Peut-être qu’avant un siècle chacun tiendra des livres de comptabilité. » En attendant, si l’on parvenait à réduire le prix d’un arithmomètre à 100 francs, on pourrait en vendre au moins 10 000. L’auteur ne mentionne l’Arithmaurel que pour souligner qu’il emploie le même mécanisme de base que l’Arithmomètre. Ce qui renforce mon impression que Thomas lui a confié une machine à l’essai en échange d’un rapport louangeur. On éprouve même le sentiment que les derniers paragraphes sont la trace d’une conversation entre les deux hommes sur les avantages économiques de l’Arithmomètre et les perspectives d’avenir des machines à calculer. C’est alors, au début des années 1850, que Thomas commence à produire et à promouvoir sérieusement son invention. Il distribue des arithmomètres dédicacés à des personnalités scientifiques et aux souverains d’Europe, obtient titres nobiliaires et décorations, lance une campagne publicitaire, dépose ses brevets en Belgique et dans l’empire britannique68. La machine est bientôt exportée, comme l’atteste la présence d’un arithmomètre à 10 chiffres portant le n° 185 au Technisches Museum de Vienne. 67 Pour donner un ordre de grandeur, 1 franc au milieu du XIXe siècle correspondait à environ 3 euros actuels – la vie étant alors moins chère. 300 F représentaient cent jours de salaire moyen d’un ouvrier ou le prix d’achat d’un vélocipède. 68 Cette suite de demi-victoires et les efforts de Thomas pour promouvoir sa machine sont bien analysés par Stephen Johnston, « Le spectacle du calcul », Revue du Musée des Arts et Métiers, juin 1998, n° 23, p. 24-32. 25 L’arithmomètre reçoit en 1854 l’approbation de l’Académie des sciences, et son inventeur, une lettre de félicitations de l’astronome Le Verrier. Thomas offre d’ailleurs un exemplaire dédicacé à l’Académie, coupant l’herbe sous le pied de Maurel et Jayet… La même année 1854, un article de l’abbé Moigno dans sa revue Cosmos apporte une précision importante : depuis quatre ans, Thomas a fait fabriquer 50 machines à 16 chiffres et 200 machines à 10 chiffres. Figure 10. Arithmomètre Thomas dédié au roi du Portugal (1853) (photo Deutsches Museum). Une telle machine à 10 chiffres peut calculer des produits jusqu’à 10 milliards. Le grand coup est frappé en 1855 à l’exposition de Paris : Thomas exhibe aux yeux du public ébloui un Arithmomètre géant (2 m de long), décoré d’une riche ébénisterie dans le style Napoléon III le plus pur – si l’on ose dire – et surtout assez performant pour fournir des résultats de 30 chiffres. Aucune autre machine au monde ne peut y prétendre. De plus en plus fiable, l’arithmomètre devient performant dans les divisions et les extractions de racines. Thomas a ajouté un automatisme, un compte-tours évitant à l’utilisateur de compter le nombre de tours de manivelle nécessaires à une division ou à une multiplication. Thomas semble aussi décidé à discréditer ses rivaux par tous les moyens. La même année 1855 paraît une Histoire des nombres et de la numération mécanique, rédigée par un publiciste, Jacomy-Régnier, qui s’est visiblement bien documenté sur le sujet69. Le 69 Jacomy-Regnier, Histoire des nombres et de la numération mécanique, Paris, Chaix, 1855, 102 p. C’est une bonne encyclopédie, pour l’époque, de l’histoire des machines à calculer, fondée sans doute sur les 26 principal apport de cette brochure, vraisemblablement de commande, est une biographie à la gloire de Thomas, qui le situe dans la lignée des grands innovateurs en mathématiques et offre, à la troisème personne, son récit de son parcours. Au passage ce petit livre explique que l’Arithmaurel, malgré tous ses mérites, ne fait que reprendre le principe de l’Arithmomètre inventé 25 ans plus tôt ; et que son coût « énorme » est aussi dissuasif que sa fragilité : les pièces mobiles sont montées sur des pignons d’horlogerie trop fins pour résister aux efforts de trains d’engrenages et d’une manivelle. Ces arguments, que l’on peut supposer inspirés par Thomas, ont un impact immédiat sur la réputation de l’Arithmaurel et se retrouveront dans diverses publications ultérieures, dont celles de Maurice d’Ocagne. Arrêtons-nous un moment sur ce livre qui supplée aux mémoires que Thomas n’a pas écrites. L’ouvrage est une glorification quasi-baudelairienne du génie inventif, qu’il situe au-delà « de la raison, de l’imagination et de la science ». Il commence par des considérations philosophiques sur l’invention mathématique dans l’histoire des civilisations, puis résume le parcours de l’inventeur-entrepreneur Thomas en insistant sur son souci permanent d’améliorer sa machine, géniale dès l’origine. Il affirme que, de 1821 à 1855, Thomas aurait consacré 300 000 F à perfectionner et à simplifier l’Arithmomètre, bien conscient qu’il lui faudrait beaucoup d’argent pour en réussir la commercialisation (façon de signaler aussi à ses concurrents moins riches qu’ils n’ont aucune chance)70. Il mentionne le constructeur polonais Staffel, primé à l’exposition de Londres en 1851, soulignant que sa machine utilise elle aussi les cylindres dont l’Arithmomètre a la primeur. Il cite longuement les rapports d’experts de 1851 et de 1853 : performances de l’arithmomètre, utilité décisive pour le calcul des tables numériques, marché potentiel d’au moins 10 000 machines à condition de vaincre deux obstacles : « la routine et l’incrédulité ». Thomas est donc parvenu à amorcer un cercle vertueux de propagande, où experts et publicistes se citent mutuellement dans un harmonieux concert de louanges entonnées en canon. L’ouvrage nous fait part enfin d’une réflexion d’ordre stratégique, émanant certainement de Thomas lui-même : les distinctions et les médailles sont, au fond, rapports précédents de la SEIN et sur les connaissances de Thomas. L’ouvrage se termine par une phrase assez ironique sur les publicistes payés pour emboucher l’antique trompette de la Renommée : un aveu en forme de clin d’œil. Jacomy-Regnier s’était fait connaître en 1839 en publiant Code moral du mariage, ou les Secrets de la félicité conjugale. 70 On n’a pas de détail sur ce que couvre cette somme considérable de 300 000 F. Si on en soustrait le chiffre de 50 000 F cité plus haut, ce sont 250 000 F qui ont été investis pendant les six dernières années. N’incluent-ils pas la mise en fabrication des 250 arithmomètres, signalée par l’abbé Moigno ? Ils couvrent certainement les frais de brevets et les dépenses de marketing. Pour indiquer un ordre de grandeur, l’achat du château de Maisons-Laffitte a coûté 170 000 F à Thomas. L’installation du télégraphe électrique ParisLille est budgétée à la même époque pour 400 000 F ; cette somme est aussi le coût de la machine de Babbage estimé par l’Académie des Sciences (Comptes rendus hebdomadaires, 1er semestre 1849, p. 211). 27 préjudiciables à l’inventeur car, même si elles le font connaître, elles donnent le sentiment au public que l’inventeur en est assez récompensé, alors que ce qui importe réellement est le succès commercial. L’issue de cette course à l’innovation est paradoxale. Une fois de plus, la médaille d’or de l’exposition est offerte à un rival plus profondément innovant : la remarquable machine à différences des Suédois Scheutz, inspirée de Babbage. Mais ce n’est qu’un succès d’estime. Thomas obtient une mention honorable, ex-aequo avec l’Arithmaurel de Maurel & Jayet et avec un polytechnicien, Mannheim, qui expose une règle à calculs71. Le jury de l’exposition souligne que ces machines sont encore très peu répandues dans le commerce, mais que l’Arithmomètre « pourra être livré à bon marché ». Figure 11. Thomas de Colmar vers 1840 (château de Maisons-Laffitte). Désormais, la carrière industrielle et commerciale de l’arithmomètre est bien engagée. Elle durera plus d’un demi-siècle. On peut dire que Roth, le premier, a stimulé, voire créé le marché qui est bientôt devenu plus exigeant : d’où le succès ultérieur des arithmomètres, nettement plus chers que l’additionneur, mais seuls au monde capables 71 http://cnum.cnam.fr/CGI/fpage.cgi?8XAE53/493/100/1664/0/0 : prince Napoléon-Joseph Bonaparte (dir.), Exposition universelle de 1855. Rapports du jury, Arts de précision, Paris, Imprimerie impériale, 1856, p. 405. 28 des quatre opérations pour un prix abordable. Ce qui leur ouvre une clientèle plus vaste, notamment celle du calcul scientifique. Thomas nourrit de très amples ambitions : audelà des « grandes académies et des grandes maisons de banque », qui emploient déjà la machine, il vise une clientèle bien plus large : « les facultés, les collèges, les séminaires, les écoles, les commerçants, les industriels, les ingénieurs de tous les ordres72 », bref quiconque enseigne ou utilise le calcul. Si son usage se répand d’abord lentement, c’est dû à la fois à son prix relativement élevé et à des craintes d’ordre psychologique : cette machine ne risque-t-elle pas de « se déranger et de commettre des fautes » ? ne fait-elle pas double emploi avec la règle à calcul ? son emploi n’exige-t-il pas un apprentissage trop long ? l’utilisateur ne devientil pas ensuite trop paresseux, voire inapte au calcul mental ? Un utilisateur chevronné réfute ces craintes : l’arithmomètre n’attire « aucune critique, même injuste » et convaint ses utilisateurs par son exactitude, sa rapidité, sa facilité d’emploi, la qualité de sa construction73. Thomas a-t-il vraiment vendu beaucoup de machines dans la période 1850-1858 ? Fortuné, recherchant la notoriété, il en a vraisemblablement plus offert que vendu. C’est ce que sous-entend le publiciste Jacomy-Régnier, à la fin de son ouvrage, en signalant que Thomas veut désormais investir non plus dans l’amélioration technique, mais dans la diffusion de sa machine74. Ce qui lance ensuite l’arithmomètre sur le marché, c’est à la fois sa qualité technique sans précédent et la demande croissante sous le Second Empire. Comme le souligne Valéry Monnier, Thomas étant riche (il a racheté en 1850 le château de Maisons-Laffitte à la princesse Ney de la Moskowa, fille du banquier Laffitte qui semble avoir été son associé75), il a eu les moyens de jouer avec sa passion, de développer son produit sur plusieurs décennies et de tenir la durée sur un marché naissant – ce qui était hors de portée de Maurel et Jayet. À sa mort en 1870, il laisse 230 machines en stock (valeur estimée à 43 000 F) sur environ un millier construites. Stock énorme qui aurait 72 Jacomy-Regnier, ibid., p. 100. 73 G.-A. Hirn, « Notice sur l’utilité de l’arithmomètre et de l’hydrostat », Annales du Génie civil : recueil de mémoires sur les mathématiques pures et appliquées, 1863, p. 113-117 & 154-164. Physicien et ingénieur civil, Hirn explique qu’il a acheté un arithmomètre fin 1855 pour se décharger de ses épuisants calculs et qu’il en est très satisfait. Il le compare à la règle à calcul, concluant que ces deux instruments sont complémentaires. Il expose, en annexe, des possibilités d’opérations plus étendues que celles prévues dans les Instructions de Thomas. 74 Jacomy-Regnier, ibid., p. 100. En témoigne l’impressionnante liste d’articles de journaux et de modes d’emploi publiés, listés et numérisés dans http://www.arithmometre.org/Bibliotheque – par exemple M. L’Epervier du Quennon, « L’arithmomètre Thomas », Journal des armes spéciales et de l’État-Major : recueil scientifique du Génie, de l’Artillerie, etc., Paris, Jean Corréard éditeur, 1863. 75 Sur Laffitte, voir Jacques Marec (dir.), Le Banquier Jacques Laffitte. 1767-1844, Actes du Colloque du 13 octobre 2007, Bulletin de la Société des amis du Château de Maisons, 2008, no 3. 29 coulé une entreprise qui n’aurait pas eu d’autres revenus. Or la fortune de Thomas est alors évaluée à 20 MF… L’Arithmomètre de Thomas reste imbattable pendant plusieurs décennies. Il est capable d’applications nombreuses, à la fois dans les opérations simples et dans les opérations complexes comme les formules algébriques (constructions, cubages, devis estimatifs…) ; associé à des tables trigonométriques, il « dispense de l’emploi des logarithmes, ce qui permet de confier les calculs les plus compliqués à de simples manœuvres ». Le calcul le plus long, 99 999 999 au carré prenait une minute en 1851, 24 secondes en 1879. Sa commodité d’emploi motive son acquisition par de nombreux observatoires comme ceux de Paris (dirigé par Le Verrier), de Toulouse et de Cambridge. Parmi les autres utilisateurs figurent l’artillerie (Terre et Marine), les assurances bien sûr (calcul de tables actuarielles), les magasins du Louvre, l’École des Ponts et Chaussées, l’École Polytechnique. En Angleterre, le General Register Office (GRO), fondé au milieu du XIXe siècle pour prendre en charge l’état-civil, s’occupe en outre des recensement décennaux, d’analyses statistiques et de calculs de tables pour les assurances. En 1857, il finance la construction de la machine à différences des Scheutz, primée à l’exposition universelle. Ce n’est qu’au début des années 1870 qu’il s’intéresse à l’arithmomètre, dont il acquiert trois exemplaires en 1873. Ceux-ci sont loin de donner satisfaction : bruyants, peu fiables, ils exigent souvent des réparations ; peut-être seraient-ils de meilleure qualité s’ils étaient construits par des Britannniques, suggère l’un des responsables du GRO76. Ce qui sera fait une décennie plus tard, sans amélioration radicale de la fiabilité. Cependant d’autres utilisateurs anglais apprécient hautement la machine française et son vaste champ d’applications, indiquant que le seul point fragile réside dans les ressorts qui parfois sautent ou cassent, incidents facile à réparer77. Leurs appréciations sont, dans l’ensemble, identiques à celles des primo-utilisateurs français. 76 Doron Swade, op. cit., p. 36-39. 77 Thomas T.P. Bruce Warren et alii, « On the application of the calculating machines of M. Thomas de Colmar to electrical computations », Journal of the Society of Telegraph Engineers, Meeting held on Wenesday, April 10th 1872, p. 141-169. L’un des intervenants explique que son service utilise six arithmomètres depuis de longues années et y a effectué plus d’un demi-million de calculs. Un colonel du Grand Trigonometrical Survey of India estime que la machine rendrait aussi de grands services en Inde, si l’on n’y disposait pas déjà d’une main d’œuvre de calculateurs à bas salaires. 30 Figure 12. Production d’arithmomètres Thomas 1865-1879 (Valéry Monnier). En 1879 le colonel Sebert, rapporteur sur un nouveau modèle d’arithmomètre pour la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN), où il semble avoir pris le relais de Lalanne comme expert, tente de quantifier la production passée : 500 machines « de modèles fort différents » de 1821 à 1865 ; 1 000 machines nettement plus standardisées de 1865 à 1878, période où la production a atteint 100/an. 60 % sont exportées, l’Arithmomètre n’ayant pratiquement pas de concurrents dans le monde. Le modèle 1878 semble avoir été fabriqué à un millier d’exemplaires, lui aussi. Le haut de gamme, la machine à 16 chiffres, se vend 500 F : « C’est un prix peu abordable… Si la fabrication de ces machines était installée dans des conditions industrielles, elles pourraient facilement être vendues moitié prix. »78 conclut le colonel Sebert, reprenant une remarque publiée 16 ans auparavant par Hirn. On peut en déduire que les conditions artisanales de fabrication ont peu évolué depuis une vingtaine d’années, Thomas et ses successeurs se contentant d’améliorer techniquement les machines et d’augmenter incrémentalement la capacité de production de l’atelier, mais n’étant pas aiguillonnés par une concurrence ou par le besoin de mieux rentabiliser leur activité. Les numéros de série des machines permettent de confirmer les ordres de grandeur indiqués dans le rapport Sebert à la SEIN. Les premiers numéros de série, ainsi que les premières notices d’utilisation, sont apparus en 1852 dans le cadre de la société Hoart & Cie. Un arifmometr Thomas conservé au Musée Polytechnique de Moscou porte le n° 979 et la date 1873. Il faut y ajouter l’ultime modèle (1878), dont les numéros de série suivent 78 Hippolyte Sebert, « Rapport, au nom du Comité des Arts économiques, sur la machine à calculer dite Arithmomètre, inventée par Thomas (de Colmar) et perfectionnée par Thomas de Bojano », Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, août 1879. Le colonel Sebert (X 1858), officier d’artillerie, est un spécialiste des instruments de mesure et d’enregistrement. Promoteur de l’esperanto, il participera à la création de l’Office international de bibliographie à Bruxelles. Sur le rôle de Sébert, voir aussi Martina Schiavon, op. cit. 31 ceux du type 1865 ; un exemplaire daté de 1887, conservé à l’IREM de ClermontFerrand, porte le n° 2323. Cependant le comptage doit être corrigé par le fait que le constructeur a sauté du 200 au 500 dans les numéros de série : l’arithmomètre n° 1 000 est donc le 700e fabriqué79. Le Musée national des Douanes, à Bordeaux, possède deux arithmomètres (n° 3180 et 5518), construits par la maison parisienne L. Payen. La production semble donc avoir dépassé les deux milliers d’exemplaires vers 1880 – et elle ne s’arrête pas là. Les constructeurs sont successivement Thomas de Colmar et son fils Thomas de Bojano, qui sous-traitent à l’horloger de Neuilly déjà mentionné, Piolaine80. Hélas celuici meurt de maladie dès 1848 et il est difficile de trouver un successeur aussi qualifié. Thomas de Colmar rencontre en 1850 un partenaire pour fonder une société en commandite par actions, Hoart & Cie, rue du Helder à Paris (le 13-15 rue du Helder étant le siège de la compagnie d’assurance « Le Soleil »), au capital de 1 MF dont il détient 60 %81. Hoart est son fondé de pouvoir et semble gérer les brevets. C’est dans ce cadre que démarre la production en série. Hoart publiera vers 1870 un feuillet publicitaire indiquant que les arithmomètres Thomas sont en vente dans plusieurs magasins à Bruxelles, Amsterdam, Londres, Barcelone et Vienne. Cette société semble disparaître peu après la mort de Thomas de Colmar en 1870. Un atelier de production paraît avoir été aussi installé au nouveau siège de la société d’assurances construit en 1868, 44-46 rue de Châteaudun. L’inventaire de 1870 révèle l’équipement d’un bon atelier d’artisan : « cinq tours, trois machines à percer, un gros découpoir, une machine à fraiser, un tour à décolleter, cinq établis en chêne avec 14 étaux, une forge et enclume, etc. », plus un stock de 850 kg de cuivre, le total étant estimé à 46 844 F82. Le fils de l’inventeur, Thomas de Bojano, reprend l’affaire jusqu’à sa propre mort en 1881, le petit-fils lui succédant jusqu'en 1887. L’atelier se transfère entre temps au 16 rue de la Tour-des-Dames, où une exposition permanente de machines, sans doute animée par un démonstrateur, attire les clients. La suite est prise par Louis Payen, ingénieur mécanicien de grand talent qui collaborait depuis longtemps avec Thomas et n’a cessé de perfectionner la machine, 79 Le Deutsches Museum, à Munich, possède les n° 118 (construit avant 1858) et 1494. 80 R. Ligonnière, Préhistoire et histoire des ordinateurs, Paris, Laffont, 1987. 81 L’adresse de cette société, 13 rue du Helder à Paris, semble être aussi le domicile parisien de Thomas. Elle se situe dans le quartier, très chic à l’époque et en pleine modernisation, de la Chaussée-d'Antin et du boulevard des Italiens. Il est peu probable qu’un atelier y fût installé. L’adresse ultérieurement indiquée sur les brevets, 27 rue Clausel, est dans le même quartier. On ne sait rien de Hoart, qui ne figure pas dans le Dictionnaire des horlogers français. Vraisemblablement un commerçant ou un agent de brevets ? 82 Inventaire après décès de C.-X. Thomas de Colmar, dressé le 21 mars 1870 par Me Joseph Lavoignat (Minutier central des notaires parisiens, Archives Nationales, ET/CIX/1218). 32 prenant plusieurs brevets à partir de 186583. C’est alors que la gamme des arithmomètres s’est définie durablement en trois modèles, à 12, 16 et 20 chiffres. On peut supposer que la firme réalise ainsi des économies de gammes, élaborer plusieurs produits avec les mêmes composants de base favorisant la baisse du coût global de production. En revanche les économies d'échelles restent faibles, les séries fabriquées étant trop modestes pour permettre une baisse significative des coûts unitaires, faute aussi d’innovation importante dans la conception des mécanismes. En 1888, Payen reprend à son compte les ateliers du 44 rue de Châteaudun, où il travaillait depuis deux décennies, et commence à marquer les arithmomètres de son propre nom. Il continuera à perfectionner ceux-ci pour afffronter la concurrence émergente – un modèle haut de gamme à 20 chiffres est commercialisé dès les années 1870. La production d’arithmomètres semble être l’activité exclusive de son entreprise. Stephen Johnston a mené une enquête systématique sur les prix des arithmomètres, en francs et en livres sterling, fondée notamment sur des archives de clients en Europe et en Amérique, qui donnent souvent une information plus juste que les documents publicitaires d’un constructeur. En 1856 la revue Cosmos donne les prix des arithmomètres à 10 chiffres, 250 F, et à 16 chiffres, 500 F. Deux décennies plus tard, un rapport sur l’Exposition universelle de Paris en 1878 signale que « Le prix de ces appareils, donnant un produit de 12 à 20 chiffres, varie de quatre à huit cents francs, somme bien peu importante quand l’on constate l’économie de temps et d’argent réalisée par leur emploi » 84. L’impression générale est que les prix ne baissent pas sur la longue durée et que l’augmentation de la production n’entraîne pas d’économie d’échelle. Ce qui peut s’expliquer parce que l’arithmomètre ne change pas fondamentalement dans sa conception et dans ses procédés de fabrication, mais s’améliore régulièrement : il y a surtout progrès de la qualité avec hausse de prix proportionnelle. Payen investit dans des moyens de production supplémentaires : machines à fraiser, à reproduire, à tailler les engrenages, qui permettent de répondre à la demande croissante. L’extension du système décimal dans les mesures à l’Europe continentale, à l’Amérique et aux empires coloniaux, ainsi qu’au Japon, favorise la diffusion des arithmomètres. Ceux-ci continuent d’obtenir prix, médailles et distinctions dans les expositions du monde entier. La machine est copiée, avec ou sans licence (les brevets de base étant expirés), par divers fabricants germaniques ou britanniques. 83 Franck Marcelin, qui n’est pas toujours absolument fiable, indique que « Léon Payen reprit en 1870 l’atelier de Thomas pour la fabrication de l’arithmomètre, 44 rue du Château d’eau [au lieu de Châteaudun], et 16 rue de la Tour-des-Dames pour les ateliers. » (F. Marcelin, op. cit.). Il faudrait éclaircir cette dualité d’adresses : déménagement, ou fabrications complémentaires ? 84 Stephen Johnston, “The price of the arithmometer”, en ligne sur http://www.arithmometre.org/. 33 Le premier est Arthur Burkhardt, ingénieur mécanicien expérimenté qui fonde en 1878 son entreprise, qualifiée de Erste Deutsche Rechenmaschinenfabrik, à Glashütte (Saxe) et produit ses premiers Arithmometer pour l’office statistique de Prusse, lequel possède déjà six machines Thomas. Burkhardt exprime nettement la vocation nationaliste de son entreprise : il s’agit de bouter hors du Reich les fins de série de la France vaincue85. En attendant, il les répare : la petite firme de Burkhardt commence par assurer ses revenus par la maintenance d’arithmomètres d’origine française, par la production de comptetours pour diverses machines, autant que par la fabrication de ses propres arithmomètres sur commande. La demande augmente fortement avec l’instauration par Bismarck des assurances sociales (1883). Quinze ans après sa fondation, la Erste Deutsche Rechenmaschinenfabrik aura dépassé les 500 arithmomètres produits86. Figure 13. Burkhardt Arithmometer (1879) (photo Arithmeum de Bonn). Vers 1880, arithmomètre, arithmometer en anglais ou arifmometr en russe (арифмoмetр) est pratiquement devenu un nom commun, usité pour toutes les calculatrices numériques de bureau. Le Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’industrie et des arts industriels consacre à la machine de Thomas une longue notice technique détaillée et illustrée, recommandant l’adoption de cet outil de productivité87. Les copies se multiplient hors de France. En 1884, l’ingénieur anglais Samuel Tate brevette un modèle amélioré d’arithmomètre et le met en production dans la maison 85 H. Petzold, op. cit., p. 105-106. 86 H. Petzold, op. cit., p. 108, tient une partie de ces détails de Franz Reuleaux, Die sogenannte Thomassche Rechenmaschine, für Mathematiker, Astronomen, Ingenieure, Finanzbeamte, VersicherungsGesellschaften und Zahlenrechner überhaupt, Leipzig, 1892 – titre qui indique bien l’étendue des applications de l’arithmomètre, tout en sous-entendant que l’invention essentielle remonte à l’Allemand Leibniz. 87 E.-O. Lami (dir.), Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’industrie et des arts industriels, Paris, Librairie des dictionnaires, 1881, p. 270-274. 34 londonienne C. & E. Layton, qui apportera à son tour des perfectionnements. Des essais comparatifs sont réalisés pour le Trésor qui adopte cette machine 88 . En 1895, deux anciens techniciens de Burkhardt créent une entreprise concurrente, toujours à Glashütte, pour développer des modèles innovants de l’arithmomètre sous la marque Saxonia ; 12 000 exemplaires seront vendus en vingt ans 89 . Une fabrication est aussi lancée à Vienne en 1908-1915 par la Bunzel-Delton-Werk Fabrik, ce qui montre que le produit n’est pas encore jugé dépassé90. Plus de quinze firmes feront des arithmomètres plus ou moins améliorés, sous divers noms, au début du XXe siècle. Et l’on déposera encore des brevets de perfectionnement dans les années 1920 ! Figure 14. Fabrique Saxonia à Glashütte en 1902 : la production d’arithmomètres ne dépasse pas une échelle industrielle modeste. Elle emploie une vingtaine de salariés, comme sa voisine l’entreprise de Burkhardt dont elle a essaimé (photo www.glashuetteuhren.de). 88 Doron Swade, op. cit., p. 36-39. 89 Un historique détaillé se trouve sur www.glashuetteuhren.de. Burkhardt et Saxonia fusionneront en 1920 avec une troisième firme locale de mécanique fine pour résister à la concurrence et réaliser des économies d’échelle. Le développement ultérieur des fabrications allemandes d’arithmomètres et leur modernisation au XXe siècle est exposé notamment dans Erhard Anthes & Martin Reese, « Die Firma Ludwig Spitz & Co in Berlin », Historische Bürowelt, 2015, n° 100, p. 3-14. 90 La Bunzel-Delton-Werk prend-elle la suite de l’horloger Weiss, qui s’était diversifié dans les arithmomètres une décennie plus tôt ? Le Technisches Museum Wien possède un arithmomètre Weiss fabriqué en 1893. 35 Figure 15. Saxonia Rolltop (vers 1910). Dérivée elle aussi de l’Arithmomètre, la « Saxonia » est produite par un ancien technicien de Burkhardt qui a créé une entreprise concurrente en Saxe. Elle est distribuée aux États-Unis par son représentant à Philadelphie, Carl Reuter, ainsi qu’en Russie et en Angleterre. L’histoire de l’industrie du calcul rejoint ici celle de l’expansion économique allemande à la « Belle époque ». (photo liveauctioneers). Le succès des machines à calculer en fait de nouveaux symboles du monde moderne, au point que leur progrès entre dans la littérature d’anticipation (notons que les androïdes y évoluent déjà depuis 1815 avec « Der Sandmann » de E.T.A. Hoffmann91). Ainsi dans le Paris au XXe siècle, dystopie d’une société dominée par le calcul glacé des intérêts économiques, publié par Jules Verne en 1863 : « Michel se retourna et aperçut la machine n° 4. C’était un appareil à calculer. Il y avait loin du temps où [Blaise] Pascal construisait un instrument de cette sorte, dont la conception parut si merveilleuse alors. […] La maison Casmodage possédait de véritables chefs-d’œuvre ; ses instruments ressemblaient, en effet, à de vastes pianos ; en pressant les touches d’un clavier, on obtenait instantanément des totaux, des restes, des produits, des quotients, des règles de proportion, des calculs d’amortissement et d’intérêts composés pour des périodes infinies et à tous les taux possibles. Il y avait des notes hautes qui donnaient jusqu’à cent cinquante pour cent ! […] Seulement, il fallait savoir en jouer, et Michel dut prendre des leçons de doigté92. » Le romancier s’est vraisemblablement inspiré directement de la grande machine de Thomas de Colmar qu’il avait vue à l’exposition universelle de Paris en 1855. Il en extrapole une vision assez juste des grandes machines de gestion de la seconde moitié du XXe siècle. Mais il n’anticipe pas le déplacement géographique des centres d’innovation. Quand Payen meurt en 1901, sa veuve, Léontine Huard, reprend l’affaire, assistée d’un directeur technique, A. Bizouarne. En 1907 un brevet d’amélioration protège un nouveau dispositif de remise à zéro des cadrans. Un nouveau modèle « Aigle » s’ajoute à la gamme commercialisée antérieurement, sans doute pour répondre à la concurrence internationale. D’après les numéros de série, parfois délicats à interpréter, les ventes cumulées dépassent alors largement les 4 000 exemplaires. On n’a pas de documents sur 91 Ralph Bülow, Denk, Maschine ! Geschichten über Roboter, Computer und künstlische Intelligenz, München, Wilhelm Heyne Verlag, 1988. 92 Jules Verne, Paris au XXe siècle [ms. de 1863], Paris, Hachette, 1994, p. 68-69. 36 l’activité « maintenance » (le service après-vente était-il assuré par le constructeur ou par l’horloger du quartier ?), mais elle avait certainement de l’importance ; on sait seulement que l’entreprise vendait aussi des exemplaires d’occasion. En 1905, Maurice d’Ocagne estime que l’arithmomètre, produit par « une petite industrie » qui n’est autre que la maison Payen, reste « la plus répandue » des machines à calculer en service en France. Il souligne la qualité de la main d’œuvre qui y a travaillé depuis un demi-siècle et l’importance de l’innovation incrémentale accumulée au long des années dans les ateliers : « Les perfectionnements successifs, dus pour la plupart à des collaborateurs anonymes, simples ouvriers parfois, qu’encourageaient les conseils éclairés et les intelligentes libéralités de Thomas, absorbé par d’autres soins que celui de réviser sa machines, ont porté exclusivement sur les détails du mécanisme. Il serait difficile de dire quelle somme d’ingéniosité s’y est dépensée93. » Face à une compétition désormais intense, l’arithmomètre continue à se vendre. Vit-il sur sa réputation ? Pendant la Grande Guerre, Mme veuve Payen cède l’affaire à Alphonse Darras, fabricant de matériels télégraphiques qui se diversifie volontiers dans la construction de prototypes et d’appareils innovants (chronophotographie, pièces automobiles, etc.). Cette cession nous gratifie d’un catalogue et d’un inventaire de l’atelier, donnant un précieux aperçu de son activité. Le prix des arithmomètres neufs a baissé depuis l’époque de Thomas, sans doute pour affronter la concurrence : de 249 à 348 F selon la puissance (nombres de 12 à 20 chiffres), mais les anciens modèles sont vendus autour de 200 F, les occasions autour de 70 F (à titre de comparaison, en 1900 une voiturette à pétrole coûte environ 3 500 F94). Les stocks de matières premières et de pièces représentent environ 1 200 F, ceux de machines entre 10 000 et 20 000 F. On dispose même d’une évaluation détaillée du coût de fabrication du modèle Aigle à 16 chiffres, montrant que les frais de main d’œuvre en constituent les deux tiers environ, alors que les ouvriers du montage semblent assez chichement payés (1,25 F/h)95 : 93 Maurice d’Ocagne, Le Calcul simplifié par les procédés mécaniques et graphiques, Gauthier-Villars, 1905, p. 46. 94 Une voiturette est une automobile minimale, à deux ou trois places, ne dépassant pas les 40 km/h (Guide Michelin 1900). La première fut d’ailleurs construite par les Bollée au Mans. 95 On doit tous ces renseignement à Valéry Monnier, Inventaire Alphonse Darras - état des marchandises & matières premières, 18 mars 1915 (conservé au Smithsonian Institute), http://www.arithmometre.org/Bibliotheque/BibNumerique/InventaireDarras1915/InventaireDarras1915.html. 37 Matière Main d’œuvre pièces Main d’œuvre montage 48 heures x 1.25 Frais généraux et pertes sur main d’œuvre Prix de la machine Boîte Prix total avec boîte 40 117 60 20 237 30 267 Figure 16. Coût de fabrication en 1915 de l’arithmomètre « haut de gamme », modèle Aigle à 16 chiffres (Inventaire Alphonse Darras - état des marchandises & matières premières, 18 mars 1915, conservé au Smithsonian Institute). Darras vend encore quelques dizaines de machines, sans doute en exploitant le stock car le cuivre et le laiton vont en priorité à la production des munitions. Il tentera en 1920 de relancer la production d’arithmomètres, affirmant qu’ils n’ont « pas vieilli »96. En fait, s’ils n’ont cessé d’être améliorés techniquement, leur apparence et leur esthétique restent étonnamment semblables depuis les années 1840. 96 Interview d’Alphonse Darras, “L’arithmomètre”, La Revue du Bureau, Paris, 1921, p. 340-341. La maison fondée en 1866 par Eugène Deschiens, 123 bd St.-Michel à Paris (mentionnée dans le Dictionnaire des horlogers français, op. cit.), reprise par Alphonse Darras en 1894, s’était spécialisée dans le matériel de télégraphie (F. Marcelin, op. cit.). 38 2. Le leadership échappe à la France À la fin du XIXe siècle, cette industrie française est acculée à la défensive par la nouvelle concurrence allemande, suédoise, russe et suisse (Hamann, Odhner, Coradi, Egli, etc.), puis américaine. Concurrence des puissances industrielles montantes qui inondent le marché mondial avec des machines plus perfectionnées, protégées par de solides brevets, amorties sur les marchés intérieurs de ces pays en plein essor et diffusées par des réseaux commerciaux agressifs : ce sont désormais des dizaines, voire des centaines de milliers d’exemplaires qui sont produits. En 1925, un expert allemand estimera que près de 200 fabricants de machines à calculer se sont lancés depuis 1870 sur le marché mondial, principalement aux États-Unis et en Allemagne. Période 1871-1880 1881-1890 1891-1900 Allemagne 2 7 6 USA 6 8 4 autres pays 3 8 4 1901-1910 1911-1920 1921-1925 18 16 23 31 15 10 15 11 5 Figure 17. Nombre de nouveaux fabricants (E. Martin, Die Rechenmaschinen, 1925). Outre-Atlantique, divers inventeurs étatsuniens mettent au point des calculateurs à claviers, dont les premières caisses enregistreuses seront dérivées, et qui inondent l’Europe à partir de 1890 à des prix imbattables : Comptometer de Felt et Tarrant, Burroughs, NCR, Underwood, Victor, etc. National Cash Register, avec sa redoutable sales organization, s’établit en France dès 1896. Certains (Underwood) exploitent une synergie commerciale avec leurs ventes de machines à écrire dans les administrations. D’autres, notamment Burroughs, ciblent le marché bancaire. Si l’artisanat subsiste aux États-Unis comme ailleurs, certaines de ces firmes grandissent au rythme de l’expansion économique américaine, à laquelle elles participent. Ainsi l’usine National Cash Register (NCR), fondée par les frères Patterson à Dayton (Ohio), passe entre 1885 et 1903 de ventes annuelles de 50 machines à 60 000, et son personnel de 2 ouvriers à 6 000. Le spécialiste français qui évoque cette puissance industrielle souligne la stricte division du travail et l’existence d’un « atelier d’inventeurs » d’une quinzaine de personnes – il ignore peut-être qu’une partie de cette activité inventive relève de la piraterie commerciale et vaudra la prison à l’un des responsables de la firme97. 97 Maurice d’Ocagne, « Machines à calculer », conférence du 27 mars 1904 au CNAM, publiée dans La Nature, 1904, 2e semestre, p. 194-197. Quant à la piraterie commerciale pratiquée par NCR, elle est décrite dans tous les livres sur les débuts de l’industrie mécanographique américaine : NCR, pour discréditer ses concurrents, fabriquait secrètement de mauvaises copies sous leurs marques et les vendait aux clients. 39 Face à cette offensive yankee, seule l’industrie suédoise, suisse et allemande constitue un môle de résistance en Europe (Odhner, Egli, Grimme & Natalis, Baüerle, Ott, Thales, Wanderer, etc.). Certes l’on trouve toujours des inventeurs en France, comme partout, qui continuent à mettre au point et à breveter de nouveaux calculateurs. Mais sans suivi industriel d’envergure : leur production reste artisanale et devient marginale. Parmi les quelque 50 brevets ou certificats d’addition pris en France dans la décennie 1890, la majorité est due à des constructeurs étrangers. L’on n’achète presque plus que des calculatrices importées, fabriquées sous licence ou contrefaites. Odhner, Brunsviga et leurs clones Le suédois Wilgodt Theophil Odhner a fondé en 1880 à St-Pétersbourg, avec des capitaux Nobel, une usine destinée à produire en masse la calculatrice portant son nom, qu’il a brevetée trois ans plus tôt. Son principe est le même que celui de l’arithmomètre de Thomas, mais Odhner y remplace les cylindres de Leibniz par des disques, ce qui permet de compacter la machine. Chef d’œuvre de mécanique de précision, conçue pour être produite en série, profitant de l’expérience technique accumulée depuis plusieurs décennies, cette machine répond aux besoins de la comptabilité aussi bien que du calcul scientifique : on la trouve aujourd’hui dans le patrimoine historique des banques comme de l’Institut Henri Poincaré. Pourquoi la produire à St-Pétersbourg ? À la fois par proximité géographique avec la Suède, pour profiter de l’expansion économique russe et peut-être d’un prix de main d’œuvre avantageux, et du fait que la fortune des Nobel provient de l’exploitation pétrolière d’Azerbaïdjan, alors province de l’empire des tsars : Odhner a longtemps travaillé dans le groupe Nobel en Russie et son invention permet de réinvestir dans le pays. Il serait intéressant d’en savoir plus sur la Russie, jusqu’ici presqu’absente de l’historiographie du calcul (sauf les aspects strictement techniques : machine de Tchebycheff, etc.) ; le marché russe semble avoir été l’un des plus importants d’Europe, notamment à partir des réformes modernisatrices du tsar Alexandre II : réformes agraires, géodésie coloniale, démographie, artillerie, marine ont visiblement induit une forte demande. L’usine de St-Pétersbourg produira au total près de 30 000 machines en 36 ans d’existence, atteignant un effectif de 200 employés en 1914 – l’activité de l’usine se partageant alors entre les calculatrices et les machines typographiques, auxquelles s’ajoutent ensuite des fabrications d’armement. La révolution bolchevique obligera le fils et successeur d’Odhner à rentrer en Suède, où il fondera une nouvelle entreprise produisant les mêmes calculatrices98. De leur côté les Soviétiques, quelques années après 98 Timo Leipala, « Production of Original-Odhner Arithmometers in Russia, Sweden and Soviet Union 1912–1928 », in A. N. Tomilin (ed.), 2nd International Conference on the History of Computers and 40 avoir nationalisé l’usine sans grand effet, s’efforceront de relancer cette activité à Moscou, puis à St-Pétersbourg, pour un marché évalué à plusieurs dizaines de milliers de machines par an99. Figure 18. Publicité suédoise Original Odhner (années 1920). Entre temps, en 1891, Odhner a fondé une filiale dans le nord de l’Allemagne, à Braunschweig (Brunswick). Ne pouvant gérer deux établissements dans deux pays aussi distants, il l’a vendue dès l’année suivante à un fabricant local de machines à coudre, Grimme & Natalis, avec une licence initialement limitée aux territoires allemand, belge et suisse. L’ingénieur en chef de cette firme déposera à lui seul plus de 300 brevets et modèles ; la « Brunsviga » restera longtemps la calculatrice de bureau par excellence100. Elle est très compétitive : d’après un catalogue allemand de 1892, le premier modèle Brunsviga se vend 150 Marks, face aux 425 Marks de l’arithmomètre amélioré par Otto Büttner101. Elle est commercialisée en France sous le nom de « Rapide ». Désormais la référence, la machine modèle que des dizaines d’entreprises à travers le monde copient, vendent, réparent et perfectionnent, ce n’est plus celle de Thomas, c’est celle d’Odhner. On estime que 20 000 Brunsviga ont été produites entre 1886 et 1912 – et ce n’est qu’un Informatics in the Soviet Union and Russian Federation, SoRuCom-2011, http://www.computermuseum.ru/english/arithmometers_sorucom_2011.php?sphrase_id=432347. 99 G. Trogemann & A. Nitussov, Computing in Russia, GWV-Vieweg, 2001, p. 39-45 ; et Timo Leipala, « Arithmometer Production in Leningrad », Документы и публикации Материалы конференций Материалы третьей Международной конференции, SoRuCom-2014, http://www.computermuseum.ru/articles/?article=904. 100 H. Petzold, op. cit., p. 119-127. De fait, on trouve des Brunsviga dans les collections et les brocantes du monde entier, et jusqu’au marché aux puces d’Ismailovo à Moscou. 101 Walter Dyck (1892), cité dans Annegret Kehrbaum & Bernhard Korte, « Historische Rechenmaschinen im Forschungsinstitut für Diskrete Mathematik Bonn », DMV Mitteilungen, 1993, n° 1, p. 18. 41 début102. Cette machine restera le best-seller mondial des calculatrices de bureau pendant les deux premiers tiers du XXe siècle : plusieurs millions d’exemplaires vendus sous divers modèles et marques. Figure 19. Usine Grimme & Natalis à Braunschweig, produisant la « Brunsviga » (vers 1900). Figure 20. Machine à calculer type Odhner (1903) (Musée des Arts & Métiers). Pendant que l’inventeur suédois continue à produire sa machine en Russie sous la marque « OriginalOdhner », de nombreuses copies sont construites avec ou sans licence en Europe, en Amérique et 102 A. Warwick, « The Laboratory of Theory, or What’s Exact About the Exact Sciences? », dans M. N. Wise (dir.), The Values of Precision, Princeton University Press, 1995, p. 334. Une estimation de 250 000 Brunsviga produites jusqu’en 1950 est avancée par Bernhard Korte, op. cit., p. 35. 42 jusqu’au Japon. Le modèle montré ici est une « Dactyle », variante améliorée et fabriquée sous licence en France par la maison Chateau Frères. Son prix est de 475 F en 1912. Un essai non transformé : la calculatrice de Léon Bollée L’une des plus remarquables inventions de la fin du XIXe siècle est la machine à multiplication directe, conçue en 1889 par Léon Bollée alors âgé de 19 ans103. Les Bollée sont une famille d’inventeurs-entrepreneurs basée au Mans (Sarthe). Leur entreprise était spécialisée initialement dans la fonte et l’usinage de cloches. Le père Bollée a mené des études sur l’accord interne et externe des cloches pour améliorer le timbre de ses carillons (il s’agit d’acoustique, à la fois de technique métallurgique et de science des vibrations) ; des tables mathématiques étant nécessaires pour exprimer numériquement les relations entre les tracés, les poids et les timbres, il a conçu un processus de calcul de ces tables. Restait à effectuer des milliers d’opérations pour les établir : Bollée père embauche deux calculateurs pour ce faire et confie leur supervision à son fils Léon, qui sort du lycée et entre en apprentissage dans l’usine familiale. C’est pour éviter les erreurs et gagner du temps dans les calculs que le jeune Léon Bollée conçoit sa machine ; mais la passion des sciences appliquées le motive en ellemême, doublée d’une aptitude à mener un projet à fond et dans tous ses détails. Son frère Amédée, lui, développe des autobus à vapeur : l’innovation semble être une seconde nature dans cette famille104. En n’effectuant plus la multiplication par des additions répétées, cette machine fait économiser « 80 % du temps » à ses utilisateurs par rapport à une calculatrice classique – une véritable invention de rupture. Elle rencontre d’emblée un succès d’estime en France, recevant un premier prix à l’Exposition universelle de Paris de 1889. Une version encore plus perfectionnée est présentée en 1892, permettant d’extraire des racines carrées et, signale l’inventeur, de « rendre des services analogues à ceux de la machine de Babbage pour tout ce qui ne dépasse pas la seconde puissance105. » Infatigable, Léon Bollée entreprendra la construction d’une machine à différences inspirée de Charles Babbage et inventera de plus modestes instruments de calcul et distributeurs de billets de chemin de fer permettant d’automatiser la comptabilité des recettes. 103 D’autres calculatrices à multiplication directe avaient été inventées précédemment, sans suite industrielle. En 1872, un certain Edmund D. Barbour de Boston (Massachusetts) breveta une machine fondée sur un procédé très différent de celui de Bollée, ainsi qu’une imprimante. En 1878 un journaliste espagnol installé à New York, Ramón Verea, en breveta une autre, motivé par le simple plaisir d’inventer. 104 Sur l’entreprise Bollée dans le contexte industriel du Mans, voir Jacqueline Beaujeu-Garnier, « Le Mans », Bulletin de l'Association de Géographes Français, 1942, n° 149-150, p. 127. Et la notice « Ernest Bollée, 1814-1891 », dans (Dominique Barjot, dir.) Les Patrons du Second Empire : Anjou, Normandie, Maine, Paris-Le Mans, CNRS-IHMC, Ed. Picard-Cenomane, 1991. 105 Lettre de Léon Bollée à Maurice d’Ocagne, 14 mars 1893, citée par Michel Mouyssinat, « Léon Bollée, l’Edison français ». Dans cette lettre, Léon Bollée évalue l’Arithmaurel, intelligemment conçu mais trop compliqué et fragile, et la machine récente de Tchebytcheff qui en est « une très mauvaise copie ». 43 Figure 21. Calculatrice à multiplication directe de Léon Bollée (1889) (Musée des A&M). Cette remarquable machine est la première à effectuer la multiplication « directe », et non plus par additions successives. Cela grâce à une table de Pythagore en acier ; c’est, sous une forme matérielle, ce qu’un informaticien d’aujourd’hui appellerait un « sous-programme ». Le procédé sera repris dans de nombreuses machines ultérieures, y compris en mécanographie comptable. Pourquoi cet homme, entreprenant et baignant dans une culture industrielle, ne transforme-il pas son invention en produit de série ? De la fonte de cloches, la firme Bollée s’est diversifiée dans la mécanique et réalise notamment des locomobiles construites en série, puis des automobiles à essence. On n’est plus dans l’atelier d’artisan parisien, mais dans la moyenne entreprise provinciale à la pointe de l’innovation technique. Elle fabrique quelques exemplaires de la calculatrice et ajoute les « machines à calculer » à la liste de ses productions, sur ses papiers à en-tête : vers 1890, la perspective est clairement une diversification dans ce secteur. Diversification sans synergie avec le « cœur de métier » de l’usine ? Pas plus que les véhicules à moteur, et dans tous les cas il s’agit de marchés en expansion, promettant des relais de croissance à l’entreprise. Léon Bollée lui-même est surtout sollicité par les multiples activités de la compagnie : fonderie de cloches, production des divers appareils de son invention, etc. 106 Le problème crucial est le coût élevé de sa calculatrice 107 : 106 Michel Mouyssinat, « Léon Bollée, l’Edison français », article en voie de publication. M. Mouyssinat a mené une enquête approfondie dans les archives Bollée et dans la correspondance de l’inventeur avec Maurice d’Ocagne. Sous son influence, l’Institut international d’informatique d’Hô-Chi-Minh-Ville (Vietnam) porte le nom de « Léon Bollée ». 107 Gérard Bollée, « Machines à calculer Léon Bollée », Revue historique et archéologique du Maine, t. X, 1990, p. 305-310. Le petit-neveu de l’inventeur s’interroge sur le nombre de machines fabriquées : « Aucun élément ne permet de le savoir exactement. Moins de cent sans doute. Construites en bronze et laiton, elles ont dû finir leur carrière au cubilot. » Cet ordre de grandeur me paraît très optimiste. Une question en 44 assemblant plus de 3 000 pièces mécaniques de haute précision, elle est commercialisée au prix de 2 500 FF : trois fois le coût d’un arithmomètre haut de gamme. À ce prix, en temps de paix, on trouve peu d’acquéreurs pour un tel « supercalculateur ». En 1894, un savant hydrographe du Bureau des Longitudes rend compte des instruments de précision qu’il a examinés à l’exposition d’Anvers, où il était membre du jury dans cette classe. Il signale entre autres deux appareils de Léon Bollée : - d’une part, « un système de réglettes plus simples que celles de Genaille pour faire les mêmes opérations », « très ingénieuses et très bon marché ». - d’autre part, « un arithmomètre, faisant immédiatement les multiplications et les divisions directement c’est-à-dire avec un seul tour de manivelle […] Ajoutons qu'il fait toutes opérations et qu’un résultat comme celui-ci [formule mathématique notée au PV] est obtenu en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire 108 . » Machine « tout à fait remarquable », mais « compliquée dans son mécanisme et par suite […] relativement coûteuse ». Deux mois plus tard, le même expert souhaite examiner si la machine de Bollée « ne pourrait pas être employée dans les calculs de la Connaissance des temps ». L’un des participants à la discussion demande « si Bolet [sic] ne pourrait pas [barré : donner] prêter une machine à l’essai. 109 » Un an plus tard, L. Bollée présente au Bureau ses machines à calculer et en explique le fonctionnement110. L’affaire semble n’avoir aucune suite. Faute de clients, Léon Bollée cesse alors de travailler sur les machines à calculer. En 1896 il réalise avec son frère une « Voiturette » à trois roues à pneumatiques et se lance dans la course automobile. Fort de son succès, il crée sa propre entreprise, toujours au Mans, qui vivra une trentaine d’années. Des automobiles, l’usine Bollée se diversifiera momentanément vers l’aviation, assemblant en 1908 le premier avion Wright présenté en France. Cette activité débouchera aussi sur la création de l’Automobile Club de l’Ouest et des 24 h du Mans. De façon comparable, la calculatrice conçue par le mathématicien russe Tchebycheff, construite à Paris par l’atelier Gautier et présentée en 1876 à l’Académie des sciences qui en conservera le prototype, n’est pas industrialisée. Sa technique et celle de Bollée seront reprises au début du XXe siècle dans les puissantes calculatrices de table américaines Burroughs et Marchant. suspens : la firme Bollée construisait-elle toute la calculatrice, ou en sous-traita-t-elle des pièces à la maison parisienne Chateau Frères, spécialiste en mécanique de précision ? 108 Bureau des Longitudes, Note sur l’exposition d’Anvers par Bouquet de la Grye, 19 septembre 1894. 109 Bureau des Longitudes, séance du 12 décembre 1894. 110 Bureau des Longitudes, séance du 13 novembre 1895. 45 Un nouvel entrant suisse : Steiger, Egli et la « Millionnaire » Des machines à multiplication directe sont cependant mises au point et industrialisées outre-Rhin. En 1892 Otto Steiger, ingénieur mécanicien suisse de StGallen, brevette une calculatrice fondée sur le même principe que Bollée, avec maintes améliorations techniques 111 . Il connaît vraisemblablement, par les brevets et les publications, les inventions préexistantes. Cherchant les moyens de réaliser pratiquement son idée, il s’en ouvre à son camarade d’études Hans W. Egli, qui s’apprête à fonder un petit atelier de mécanique à Zürich. Egli lui propose de s’associer pour explorer la faisabilité du projet : cette machine « haut de gamme » nécessite de longs efforts d’élaboration avant de pouvoir être produite en série et commercialisée112. Par exemple, si le cylindre cranté chargé d’effectuer les reports de dizaines est un concept relativement simple, le matérialiser en métal est une prouesse d’usinage. À partir d’un premier modèle construit par Steiger en 1892, les deux compères vont développer ensemble, au cours des quatre années suivantes, deux machines expérimentales et trois prototypes, où différentes solutions sont essayées, perfectionnées ou rejetées. Leurs efforts portent à la fois sur la simplification de la machine – le nombre d’heures de travail pour produire une machine diminue, de 1 246 heures pour le premier modèle à 823 heures pour le quatrième – et sur sa fiabilité, condition sine qua non pour conquérir la confiance des clients futurs. Huit brevets supplémentaires protègent ces perfectionnements. En 1895, le projet est assez mûr pour tenter la construction de trois machines. Ils la confient à une fabrique d’horlogerie dans le Wurtemberg, sans doute pour bénéficier de retours d’informations de techniciens extérieurs, avant qu’Egli ne constitue sa propre fabrique spécialisée – processus d’industrialisation comparable à celui de l’Arithmomètre un demi-siècle plus tôt. On imagine les deux hommes voyageant inlassablement en train de Zürich à Munich et au Wurtemberg, chargés de plans et de lourds prototypes. Les premières fabrications à destination commerciale, une douzaine de machines, sont faites en 1897 dans un atelier de Munich sous le nom de « Millionnaire », « Millionnär » en 111 H. Petzold, Rechnende Maschinen, VDI Verlag, 1985, p. 118. Et G. Saudan, Swiss Calculating Machines. H.-W. Egli A.-G. A success story, Gerald Saudan éd., Yens (Suisse), 2017, ISBN 978-2-83992175-6. L’auteur a mené de dix ans d’enquêtes et de vérifications minutieuses sur l’histoire de l’entreprise Egli et de ses produits. La plupart des informations présentées dans ce chapitre proviennent de lui et de son site https://www.madas.ch/. 112 Michael Lewin & Ullrich Wolff, “Die Entwicklung der ‘Millionär’ Rechenmaschine”, Historische Bürowelt, n° 98, 2014, p. 3-11. La première machine expérimentale se trouve à l’Arithmeum Museum de Bonn. La deuxième est en Suisse dans les réserves d’un musée ; elle a été reconstituée à l’identique par Michael Lewin (Darmstatt) et Ulrich Wolff (Arithmeum) et illustre leur article. 46 allemand. 113. L’année suivante enfin, Egli transfère à Zürich cet atelier qui deviendra, pendant plus d’un demi-siècle, un centre européen de construction mécanographique. On dispose d’un témoignage précieux sur cette phase de développement, par un technicien qui y a participé et qui passera sa vie professionnelle chez Egli, Adolf Haarpaintner. Il signale que Hans Egli s’investit beaucoup dans ces recherches et dans les tests de fiabilité : Haarpaintner et Egli ont passé des heures à tourner des manivelles aussi vite que possible, pour s’assurer que les machines ne se bloquent pas ou ne commettent pas d’erreur dans les reports de retenue – problème crucial des calculatrices mécaniques. Exigence hautement justifiée, puisque dans certaines entreprises aux ÉtatsUnis, la Millionnaire sera utilisée quasiment 24 heures sur 24, trois employés se relayant114. Les premiers clients sont une banque bavaroise et le service comptable du Polytechnikum de Zurich. Les assureurs et les comptables publics ou privés sont la principale clientèle visée. Mais la clientèle scientifique est aussi intéressée par une machine permettant d’effectuer rapidement des opérations complexes : l’astronome William Pickering aurait utilisé une Millionnaire pour ses calculs sur les aberrations de l’orbite de Neptune, qui révèlent l’existence d’une planète plus lointaine, Pluton. Le succès est rapidement atteint : plus de mille exemplaires seront vendus en dix ans. Comment expliquer ce succès industriel, là où plusieur inventeurs se sont arrêtés au prototype expérimental ? Steiger et Egli ont tous deux une solide formation d’ingénieur et s’appuient sur un environnement de compétences techniques bien développées dans la Suisse et l’Allemagne méridionale de cette époque115. Tous deux sont décidés à développer un véritable produit industriel, non seulement un chef d'œuvre technique. Pour Gerald Saudan, le meilleur connaisseur de cette firme, « la pierre angulaire du succès reste le fait que H. W. Egli était un homme d’affaires visionnaire, rationnel, carré et obstiné », l’un des rares constructeurs de calculatrices à maîtriser « ces trois paramètres clés : fiabilité, facilité de reproduction en série et réseau de distribution ». Hans W. Egli a eu tôt la volonté de créer un réseau de distribution international, à commencer par l’Allemagne et la France – réflexe acquis dans un pays relativement petit et déjà fameux pour ses exportations horlogères, et d’autre part on a vu que dès l’Arithmomètre le marché des calculateurs était mondial. Depuis 1889 Egli traverse 113 Chronologie dactylographiée d’Egli, préparée pour le jubilé de l'entreprise par Herbert Bannwart, son troisième directeur général, aimablement communiquée par G. Saudan. 114 Témoignage recueilli par G. Saudan, Swiss Calculating Machines, op. cit. 115 L’historiographie économique sur « l’arc alpin » est abondante, voir par exemple les travaux de Michel Hau (Université de Strasbourg), Pierre-Yves Donze (Université de Neuchâtel), Laurent Tissot (Université de Neuchâtel), Béatrice Veyrassat (Université de Genève), etc. 47 régulièrement l’Atlantique pour développer des relations d’affaires à New York. The Spectator Company, éditeur new-yorkais de livres pour l’assurance et distributeur de machines à calculer, fait de la publicité pour la Millionaire en 1903. C’est là qu’il rencontre un commerçant, William A. Morschhauser, qui devient son agent vers 1904 pour la distribution des Millionnaire en Amérique du Nord116. Des accords similaires de représentation exclusive sont passés dans une quinzaine d’autres pays, jusqu’à l’Australie. Jamais la question du prix n’est évoquée dans les négociations, tant la machine surpasse les autres en performances et en qualité – il est pourtant élevé : 475 à 1 100 US$, le prix d’une petite automobile. De plus, Egli a mis au point un système de dépôt-vente avantageux pour ses distributeurs. Les années passant, un marché de l’occasion apparaît, dont Egli sait aussi profiter : les machines sont rapatriées à Zürich, reconditionnées et revendues. Pour évaluer approximativement l’effort nécessité par la fabrication industrielle de cette machine, j’ai précautionneusement dévissé les couvercles d’une Millionnaire (modèle haut de gamme à dix curseurs) et entrepris de compter les pièces. Surprise de constater leur nombre relativement petit. Steiger et Egli ont réussi à minimiser le nombre de composants : de l’ordre de 320 pièces (beaucoup moins que la machine de Bollée), assemblées avec quelque 250 vis. Certaines sont des pièces mécaniques standard (axes et roues dentées, leviers, équerres), d’autres sont particulières à cette machine ; toutes durent être usinées avec grande précision sur des métaux de bonne qualité. Leur production comme leur montage nécessitait des ouvriers qualifiés et de longues heures de travail minutieux. Le gros du travail et du prix de revient était évidemment la fabrication préalable des pièces. Assembler ces 320 pièces avec 250 vis représentait quelques heures de travail pour un bon ouvrier aux gestes précis. Ensuite venaient les tests de fiabilité. La « Millionnaire » restera la seule calculatrice à multiplication directe pratiquement utilisable jusqu’à la Grande Guerre. Elle bénéficie d’un relatif monopole sur un marché où pullulent désormais les fabricants d’arithmomètres et de leurs dérivés. Des modernisations ultérieures, notamment l’adjonction d’un moteur électrique, remplaçant la manivelle, et d’un clavier, remplaçant les curseurs hérités de l’arithmomètre pour accélérer la saisie, lui permettront de faire face à la concurrence. Son rapport performances/prix semble convenir au marché : 5 099 exemplaires seront vendus au total entre 1897 et 1935 117. 116 https://www.si.edu/object/nmah_694183. 117 Le chapitre « How many Millionaire » de G. Saudan, op. cit., démontre que, les numéros de série des Madas et des Millionnaire étant entremêlés avec des sauts de numérotation, leur utilisation pour évaluer le nombre de machines produites est délicate ; et qu'il n'y a pas de corrélation simple entre le numéro et la date de fabrication. Sur la base de documents officiels d’Egli retrouvés en 2020, l’auteur établit le nombre d’exemplaires fabriqués à 5 099, dont 5 033 attestés par un rapport d'atelier du 7 octobre 1933. 48 En 1913, Egli ajoute à son catalogue la « Madas » conçue par l’ingénieur allemand Erwin Jahnz 118 . Cette machine s’inspire de l’arithmomètre Thomas, auquel des améliorations permettent la division automatique et offrent une remise à zéro plus facile. Protégées par de solides brevets, ces machines s’imposent sur les marchés européens et américains, contribuant à sonner le glas de l’arithmomètre. L’entreprise en nom personnel Hans W. Egli deviendra en 1918 une société par actions, H.W. Egli A.-G. Bien implantée internationalement dans la clientèle de l’assurance et de la comptabilité, elle renforcera son offre dix ans plus tard en mettant en production des machines à cartes perforées brevetées par un ingénieur norvégien, Fr. R. Bull. Elle vivra des ventes de machines Madas régulièrement perfectionnées jusqu’aux années 1960, où elle s’inclinera devant la concurrence d’Olivetti et des constructeurs japonais. Figure 22. Une Millionnaire construite en 1910. L’aspect général et l’ergonomie restent très semblables à ceux de l’Arithmomètre, à part la coque qu’Egli s’est mis à faire en acier, non plus en bois, autour de 1900. Mais les performances sont très supérieures. 118 G. Saudan, op. cit.. 49 Figure 23. Publicité pour la Millionnaire produite à Zurich par la firme Hans W. Egli (1897), vendue par des représentants dans les principaux pays développés. Les Ateliers FournierForquignon évolueront avec de nouveaux partenaires (G. Duvanel, G. Mang) dans le développement et la vente de machines de bureau. Louis Fournier présidera un temps la Chambre syndicale de la mécanographie. Egli sait donc bien choisir ses agents à l’étranger. 50 3. Esquisses d’un patriotisme économique En France, les réactions nationales paraissent faibles, par leur approche autant que par les moyens mis en œuvre. L’Association française pour l’avancement des sciences (Institut de France) a été créée en 1872 pour combler le retard français révélé par les récentes expositions industrielles et par la défaite face à la Prusse : « Quand l’ennemi double la portée de ses canons, quand il les transforme en instruments de précision, comment lutter, si l’on n’a que d’anciennes pièces à tir incertain ? »119 L’AFAS veut y remédier en soutenant les applications des sciences. Elle subventionne le développement de machines à calculer, notamment en liaison avec l’équipement des observatoires astronomiques : environ 5 000 F sont attribués à Marcel Deprez pour son intégrateur et son appareil à résoudre mécaniquement des fonctions, à l’ingénieur de l’armement Henri Genaille pour ses projets de calculateurs mécaniques ou électriques, à Édouard Lucas pour sa collection d’appareils mathématiques, ainsi qu’à l’édition de tables numériques et à des travaux plus théoriques comme ceux de Pellet et de Girardin120. Grand expert en matière de techniques de calcul, le professeur Maurice d’Ocagne met en place à la fin du siècle une véritable activité de veille technologique, constituant en trois décennies un fond documentaire considérable. Son but est de réaliser une étude systématique des machines à calculer pour élaborer « une classification rationnelle » des machines à calculer. M. d’Ocagne travaille en collaboration avec deux spécialistes : le collectionneur Lucien Malassis et Jean Vèzes, son ancien élève à Polytechnique devenu ingénieur chez Burroughs121. Il sollicite aussi Léon Bollée qui lui donne son avis sur les machines existantes et décrit dans plusieurs lettres quelques appareils de son invention. Il y a donc en France, au tournant du siècle, un véritable milieu d’experts ès-calcul, souvent de renommée internationale. Toutefois, ces experts s’intéressent plus à l’innovation de produits qu’aux conditions de production. On est toujours dans l’expertise savante de l’invention, bien loin en amont de l’effort d’industrialisation. 119 Discours fondateur d’Armand de Quatrefages, 1872, reproduit en annexe dans Hélène Gispert (dir.) « Par la science, pour la patrie ». L’Association française pour l’avancement des Sciences (1872-1914). Un projet politique pour une société savante, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002. 120 Anne-Marie Decaillot, « L’originalité d’une démarche mathématique », dans H. Gispert (dir.) « Par la science, pour la patrie ». L’Association française pour l’avancement des Sciences (1872-1914). Un projet politique pour une société savante, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 205-214. 121 Michel Mouyssinat, « Homo Calculus », colloque Vers un Musée de l’Informatique et de la société Numérique en France ?, Musée des arts et métiers, Paris, 7-8 novembre 2012. M. Mouyssinat possède de nombreuses notes et publications de Lucien Malassis et les dossiers d’inventeurs qu’il avait expertisés. M. d’Ocagne signale, dans la réédition 1928 de son maître-livre, que Jean Vèzes prépare la publication d’un Traité général des machines à calculer. 51 Les réglettes de Genaille-Lucas (1885) sont des améliorations des bâtons de Neper pour faciliter le calcul des produits et des divisions. Elles résultent de la collaboration entre le mathématicien Édouard Lucas, esprit fertile issu de l’École normale supérieure et de l’observatoire de Paris, et de l’ingénieur Henri Genaille qui travailla successivement dans l’armement puis aux chemins de fer. Édouard Lucas fera don au CNAM de sa collection d’appareils mathématiques en 1888. Quant à Genaille, M. d’Ocagne signale que, « doué d’un véritable génie pour inventer des instruments mathématiques », il a dressé les plans d’une véritable machines à calculer électrique, que sa mort en 1903 empêchera de réaliser. Figure 24. Extrait des Tables de tir du canon de 75 (1925). (Ministère de la Guerre, Tables de tir du canon de 75, modèle 1897, édition 1925, 192 p.) Jean Marguin résume la synergie entre le développement des machines à calculer et le système technique au sens de Bertrand Gille : « le véritable essor de la machine à calculer, comme pour la machine à coudre et la machine à écrire, est lié à l’évolution des méthodes de fabrication industrielles : machine à vapeur, machines-outils et surtout, méthodes de métrologie précises (palmer et comparateur). Les pièces étant désormais rigoureusement interchangeables, les fabrications de séries devenaient possibles et les prix allaient baisser. Les progrès des méthodes de fabrication ont profité au développement des machines à calculer qui, en retour ont fourni les outils de gestion nécessaires à l’expansion industrielle122. » 122 J. Marguin, « Une histoire du calcul artificiel et de ses concepts », Sciences, Association Française pour l’Avancement des Sciences, janvier 1997, n° 97-1. 52 De fait le marché explose : en Angleterre se créent des mathematical laboratories, véritables usines produisant en série des tables numériques et du calcul à façon123 ; en France comme dans toutes les grandes puissances militaires, l’artillerie se modernise, induisant une nouvelle demande de calculs d’autant plus nombreux que les portées s’allongent et que les types de projectiles se diversifient. Bientôt les banques et les assurances deviendront des utilisatrices importantes de machines à calculer. À la fin du XIXe siècle, en France comme à l’étranger, les horlogers du calcul semblent avoir disparu de la scène des fabricants. Ce sont d’autres entreprises, représentant la diversification de la mécanique de précision sur de nouveaux marchés, qui prennent la relève. Les calculatrices ne sont pas toujours leur cœur de métier, mais une activité d’appoint, généralement sous licence étrangère. Dans le premier tiers du XXe siècle, les quelques fabricants français ne picorent plus que les miettes du gâteau. Ce bouleversement d’un secteur encore infinitésimal s’inscrit dans le déficit général du commerce extérieur français, où les exportations, dominantes depuis la Restauration, le cèdent aux importations jusqu’à la Ve République. En 1913, les importations représentent deux fois la valeur des exportations dans le secteur des industries de précision124. Passons en revue les principaux acteurs industriels français. La maison parisienne Chateau Frères a acquis dans le Jura un atelier d’horlogerie de précision en 1884 et se diversifie dans les machines à écrire et typographiques, les instruments de mesure et les téléphones – les technologies de l’information de l’époque. Elle profite en 1897 de l’expiration des premiers brevets Odhner pour produire une version améliorée, commercialisée sous le nom de « Dactyle ». La Dactyle est vivement appréciée à l’Exposition universelle de Paris en 1900 125 . Elle deviendra « la plus répandue en France » après la guerre selon Maurice d’Ocagne126. D’après les numéros de série (mais on apprend à se méfier de cette base d’évaluation !), de l’ordre de 10 000 exemplaires seront produits de 1897 à 1930, y compris ceux vendus au Royaume-Uni sous la marque Muldivo. Ce sont des miettes encore nourrissantes, mais l’on n’exporte plus beaucoup aux Amériques. Chateau Frères construit aussi, pour l’amour de la Science, 123 A. Warwick, « The Laboratory of Theory, or What’s Exact About the Exact Sciences? », dans M. N. Wise (dir.), The Values of Precision, Princeton University Press, 1995. 124 M. Williams, The Precision Makers, London, Routledge, 1994, p. 77. 125 Rapports du jury international de l’Exposition universelle de Paris en 1900, p. 407. Voir notice détaillée sur le site de l’Arithmeum de Bonn, qui cite comme source une brochure de Chateau Frères, Machine a calculer Dactyle, Dejoux, Paris ; et Martin Reese, Cris VandeVelde & Julien Guerin, « Die Rechenmaschine “Dactyle” und ihre Beziehungen zu Deutschland, Kalifornien, England und der Schweiz », Historische Bürowelt, 2017, n° 107, p. 3-11. 126 Maurice d'Ocagne, Vue d’ensemble sur les machines à calculer, Paris, Gauthier-Villars, 1922, p. 36. 53 le prototype de machine à congruence des frères Carissan 127 , ainsi qu’une machine algébrique conçue par l’inventeur espagnol Torrès-Quevedo128. L’investissement dans le calcul paraît loin de fournir un relais de croissance : selon un historien jurassien, l’effectif de l’usine Chateau tombe de 80 ouvriers à la fin du XIXe siècle à 50 en 1906, puis à 37 salariés en 1926. La crise des années 1930 réduit encore l’activité avant la fermeture définitive sous l’occupation allemande129. The Muldivo Calculating Machine Co. Ltd., fondée en 1912 à Londres, est l’un des premiers distributeurs commerciaux de calculatrices provenant de nombreux constructeurs européens, signe de l’émergence d’un marché de masse. L’un des premiers produits vendus sous sa marque fut la Dactyle construite par Chateau dans le Jura. La maison Fournier & Mang continue une ancienne activité et prend quelques brevets internationaux en perfectionnant l’arithmomètre, présentant une nouvelle calculatrice en 1920. Mentionnons aussi les frères Augustin et Laurent Seguin, pionniers de l’aviation, qui brevettent une calculatrice ainsi que des instruments de mesure. Mais ces deux PME semblent disparaître à la fin des années 1920. La société « Les Appareils Contrôleurs » construit les machines spéciales, les classi-compteurs-imprimeurs inventés vers 1900 par le directeur de la Statistique générale de la France, Lucien March, pour dépouiller le recensement dans de meilleures conditions qu’avec le système Hollerith. Mais il s’agit de machines très spécialisées, qui seront d’ailleurs remplacées vers 1940 par des machines à cartes perforées classiques Bull ou IBM. Ses classi-compteurs remplissant leur fonction, Lucien March est retourné à sa vocation principale, le développement des statistiques. 127 F. Morain, J. O. Shallit, H. C. Williams, « La machine à congruences », Revue du Musée des Arts et Métiers, mars 1996, n° 14, p. 14-19. Réalisée vers 1910 par les frères Carissan, un officier et un professeur de mathématiques, cette remarquable petite machine effectuait automatiquement la factorisation des nombres entiers, Le seul exemplaire construit fut montré à Paris lors de l’exposition de machines à calculer de 1920, puis utilisé peut-être à l’Observatoire astronomique de Floirac. M. Mouyssinat, « La machine à congruences des frères Carissan » (à paraître). Les archives de l’Institut Henri Poincaré contiennent une photo d’une machine à congruences perfectionnée (électrique, imprimante, automatique) construite en 1937 après la mort des frères Carissan sous la direction de leur ami André Gérardin, mathématicien de Nancy, éditeur de la revue de récréations mathématiques Sphinx Œdipe. 128 Maurice d’Ocagne, Le Calcul simplifié, Gauthier-Villars, 1905, p. 127. 129 Pierre Doudier, Foncine-le-Haut (1815-1980), Clamart, chez l’auteur, 1983. Les Archives Départementales du Jura contiennent quelques brefs documents permettant de cerner les grandes lignes de l’histoire de cette firme : l’ouvrage Patrimoine industriel (cote 4°F0377), réalisé par le Service régional de l’Inventaire général et disponible en ligne sur la base Mérimée (n° de dossier IA39000204). Le fonds de la Préfecture relatif aux statistiques industrielles comprend un dossier sur la période 1853-1897 (cote 6 M 1137), mais ne donne pas de détail sur des entreprises particulières. Le Registre des traditions et faits religieux de la paroisse de Foncine-le-Haut, écrit avant 1900 par l’abbé César Mermet, curé-doyen de cette paroisse, signale : « on y fait toute sorte de machine [sic] sur plan, on y construit beaucoup d’appareils électriques. On vient d’y construire la première machine à composer, inventée par M. Château Cyprien, merveille du génie humain et appelée au plus grand avenir, car un ouvrier habile peut composer 20 000 caractères à l’heure. On y faisait des contrôleurs de ronde, des machines à calculer. » (renseignements aimablement transmis par Mme Patricia Guyard, directrice des Archives départementales du Jura). 54 La plupart des firmes à capitaux français travaillent sous licence : établissements Nico-Sanders, à Gentilly (licence américaine Ellis), Société française Thalès, à Be ex-Thomson-CSF), e e de a e e sociétécL’Éclair, e P a a da Strasbourg (rien à voir avec l’actuel groupe Thales, etc. En 1919 est créée la Compagnie nationale des machines de bureau, distributeur exclusif des machines à écrire et à calculer Olympia et Adler130. Globalement, le secteur est dominé par les filiales des constructeurs étrangers, notamment les importateurs de machines made in USA, telle NCR France. Le « retard » français est devenu très difficile à rattraper131. Figure 25. Publicité française pour la marque austro-allemande TIM-Unitas, l’une des nombreuses firmes fondées dans le sillage de Burckhardt et de Saxonia (revue Mon Bureau, 1913). L’illustration oppose le jeune employé efficace et heureux grâce à sa machine et le vieux tâcheron de la comptabilité avec son lorgnon et sa plume d’oie. TIM signifiait « Time Is Money ». Au lendemain de la Grande Guerre s’amorce toutefois une réaction de « patriotisme économique » dans le domaine qui nous intéresse. En 1920, à l’initiative du 130 La CNMB a connu un développement durable puisqu’elle a vécu jusqu’en 2012, après une conversion dans les années 1970 à la « péri-informatique », notamment à la sécurité des moyens de paiement scripturaux (matériels, logiciels et services). 131 La France importera en 1933 plus de 8 000 machines pour plus de 75 MF (Note sur la CMB, 1934, Arch. Hist. Bull, 92 Hist-DGE 07/3). Selon ce document, les importations allemandes se montent en 1930 à 3 859 machines, en 1931 à 2 763, en 1 932 à 2 026 ; les importations américaines à 1 440 machines en 1932, à 1 660 en 1933. Il faut y ajouter « une grande quantité d’arrivages de machines rebuilt… » ; et les importations suisses. Et compter que ces chiffres d’affaires sont au stade de la vente en gros et doivent être doublés pour obtenir le revenu final de la vente au détail. 55 a f collectionneur Lucien Malassis, la Société d’encouragement à l’industrie nationale célèbre le centenaire de l’Arithmomètre. Elle organise à cette occasion un cycle de conférences et deux expositions : une rétrospective historique des machines à calculer et un salon des matériels bureautiques modernes. Les conférences débouchent sur un appel : « Notre Société se croira bien récompensée de son effort si, à la suite de cette exposition et comme conclusion aux enseignements qu’elle comporte, une réelle émulation est suscitée parmi les constructeurs français pour rivaliser avec nos alliés américains qui nous ont montré la voie des applications pratiques et utiles132. » On peut l’espérer car, malgré son horreur, la guerre a donné une impulsion, a aiguisé le goût de l’action et le patriotisme, « a créé en nous le désir d’avoir une industrie digne d’un pays victorieux133. » Cet appel au « réveil de l’industrie française d’après-guerre 134 » n’est que très partiellement suivi au cours des années 1920 et concerne surtout le petit équipement de bureau. Un concours de vitesse de calcul sur machines est organisé dans la foulée, s’inspirant des concours de vitesse dactylographique qui visent à l’émulation entre utilisateurs comme entre constructeurs. Sur le plan industriel, Fournier & Mang présente un nouveau type d’arithmomètre concurrent des Madas et Millionnaire suisses. Les Ateliers Vaucanson, nouveau nom d’un vieux constructeur d’instruments de précision (siège et ateliers à Paris, usine à SaintNicolas d’Aliermont, Normandie), connus pour leurs horloges électriques, leurs téléscripteurs Havas et l’indicateur-enregistreur de vitesse Flaman, essaient puis abandonnent le développement d’une caisse enregistreuse en 1921, puis produisent de bonnes calculatrices de bureau plus ou moins dérivées de celle d’Odhner – activité qui durera jusqu’aux années 1950135. Peut-être ont-ils ainsi infligé une concurrence fatale à la Dactyle de Chateau. L’investissement le plus spectaculaire est la reconversion de la Manufacture d’Armes de Paris (MAP), grande usine moderne fondée en 1915 à Saint-Denis, dans les machines à écrire : M. Nico Sanders « qui, avec un dévouement inlassable, a donné 132 P. Toulon, « Les Machines à calculer et leurs applications dans l’organisation de l’industrie et du commerce », compte rendu de la séance publique du 7 juin 1920, Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, septembre-octobre 1920. 133 J. Beaumont, « L’éveil de l’industrie française vers la mécanographie », Mon Bureau, juillet 1921, p. 473. 134 L.-R. Heller, « Une machine à écrire française », Mon Bureau, mai 1921, p. 327. (D. Gardey signale que « Heller » est un pseudonyme de Ravisse, rédacteur en chef de cette revue). 135 Archives économiques et financières, B-0015757 et B-0066965. Les Ateliers Vaucanson fabriquent, pour les chemins de fer français et anglais, l’indicateur-enregistreur de vitesse Flaman (« le mouchard »), installé sur maintes locomotives entre les deux guerres. Ils se diversifieront dans les projecteurs de cinéma, la téléphonie en sous-traitance pour Ericsson et l’électricité pour avions et automobiles avec SEV-Marchal. 56 depuis des années toute son activité à la cause de la fabrication en France des machines à écrire », a négocié avec l’américain Ellis, dont il est le représentant français, l’installation d’un bureau d’études à Paris et les plans d’une classique machine à écrire « MAP » dont le « succès mondial [est] assuré ». En 1922, il reprend la production des petites calculatrices Éclair, fabriquées naguère en Italie. Principal atout de la MAP, son assise financière solide : « Toutes les tentatives qui seraient faites dans le sens d’une fabrication de l’outillage de bureau et qui ne seraient pas assurées du concours de capitaux puissants, seraient d’une façon certaine vouées d’avance à l’insuccès, quelles que puissent être d’ailleurs les qualités intrinsèques et mécaniques de l’appareil 136 », avertit lucidement le journal Mon Bureau – peut-être en se rappelant la puissance financière de Thomas. La revue Mon Bureau, fondée en 1909, rend compte impartialement de toutes les nouveautés en matière d’organisation et de technologies bureautiques (des machines à écrire aux calculatrices), mais encourage ce qui va dans le sens d’une fabrication française de ces machines : elle milite non seulement en faveur de la modernisation des techniques administratives et comptables, mais aussi en faveur de l’initiative industrielle dans ces domaines. Mon Bureau s’inspire vraisemblablement des journaux professionnels similaires créés quelques années plus tôt en Allemagne et aux États-Unis. Son rédacteur en chef, Gaston Ravisse, participe après la Grande Guerre à l’organisation régulière de salons de la mécanographie, sous l’égide des chambres de commerce et d’industrie, salons qui renouvellent dans ce secteur particulier le rôle joué au XIXe siècle par les grandes exposition des produits de l’industrie. La Chambre syndicale de la Mécanographie, dont l’organisation initiale en sept sections (machines à écrire, machines à calculer, sténographie/ écoles…) reflétait le faible nombre de fabricants français, juge ceux-ci assez nombreux désormais pour créer en 1921 un étage supplémentaire de trois comités : importateurs (19 membres), fabricants français (11 membres), revendeurs d’occasions (16 membres). Les fabricants français voient bientôt arriver de nouveaux concurrents européens, notamment suédois (Fecit, qui succède à Odhner) et italien (Olivetti), qui s’ajoutent aux nombreux constructeurs allemands et américains. 136 Mon Bureau, janvier 1921. Les actionnaires de la MAP sont P. Azaria (CGE), J. Barriquand (Barriquand & Marre) et divers patrons de grands constructeurs automobiles. 57 Figure 26. Publicités Sanders et Boutet Synchro-Madas (revue L’Organisation, 1933). Du côté des gros équipements à cartes perforées, les premières mentions n’apparaissent qu’en 1920 dans les salons-expositions et dans la presse professionnelle, plus de dix ans après leurs débuts en Angleterre et en Allemagne : « les “machines à statistiques” commencent à entrevoir une ère de prospérité que peut-être on n’aurait pas crue si prochaine. Et ce n’est là qu’un très petit commencement. Il est probable que ces années prochaines verront de formidables transformations de nos méthodes comptables137. » Toujours enthousiaste devant les nouveautés mécaniques qui rendent les administrations plus efficaces et rationnelles, la revue Mon Bureau fait ensuite une publicité élogieuse aux machines à cartes perforées : « De toutes les merveilles mécaniques engendrées par l’organisation du Bureau, la plus admirable est sans doute celle qui s’intitule modestement machine à statistiques. […] On ne saurait trop l’étudier ; son principe est riche de telles possibilités qu’il doit devenir familier à tous ; le champ de ses applications est pour ainsi dire illimité et son exploration ouvre pour de longues années des perspectives aux réformateurs du travail administratif. » Le rédacteur souligne que ce système permet au comptable de tenir un livre-journal sur cartes, et explique l’utilisation des trois machines (poinçonneuse, trieuse, tabulatrice imprimante ou non), mécaniques ou électriques ; les illustrations montrent une trieuse et 137 Mon Bureau, juin 1921, p. 435. 58 une tabulatrice Hollerith, ainsi qu’une carte servant de fiche de fabrication pour gérer la production, le rendement et les stocks. Trois marques existent actuellement (Hollerith, Powers et Peirce) et « des inventeurs français préparent un 4e type » assure le rédacteur sans en révéler plus138. Il s’agit sans doute de M. Jacob, inventeur d’un système complet de machines à cartes perforées, qui bénéficiera au début des années 1930 d’une aide à l’industrialisation de l’ONRSI, laquelle sera engloutie par un fabricant opportuniste. Toutefois, au même moment, s’installera à Paris une entreprise née de brevets scandinaves, de capitaux suisses (où l’on retrouve le zürichois Egli), d’entrepreneurs et de clients-innovateurs français : la Compagnie des machines Bull. Une autre start-up suivra bientôt : Logabax, fondée par un banquier-inventeur espagnol qui a d’abord tenté de s’implanter en Allemagne et en Angleterre. Un marché français porteur ? Parmi les risques que doivent affronter ces firmes, quid des débouchés commerciaux ? Malgré les implantations d’entreprises étrangères, le marché français des machines de bureau (calculateurs, machines à écrire, etc.) n’est-il pas faiblement demandeur ? C’est le cas du calcul scientifique, pour des raisons que j’ai exposées ailleurs. Pour les applications statistiques, malgré les besoins induits par la mobilisation économique et militaire dans la Grande Guerre, les premières machines à cartes perforées ne sont apparues en France qu’en 1921, dix ans après l’Angleterre et l’Allemagne. Leur diffusion n’a commencé vraiment qu’à partir de 1925, quel que soit l’indice choisi pour la mesurer. Comment comprendre cette froideur du marché français ? Du côté de l’État, les quelques dizaines de classi-compteurs qui verrouillent le marché de la Statistique générale de la France ne suffisent pas à en rendre compte. Plus généralement, la faible demande de statistiques économiques émanant de l’administration française reflète les conceptions non-interventionnistes alors dominantes, qui coïncident avec le souci du secret industriel dans le patronat. P.-G. Marietti souligne le retard des organismes statisticiens français d’avant-guerre comparés à leurs homologues européens139. Dans le domaine du calcul scientifique, hormis six centres universitaires parisiens, on ne trouve dans les laboratoires de sciences exactes qu’un nombre infime de machines à calculer jusqu’au milieu des années 1930. Les grands laboratoires de physique de la 138 M. Ponthière, « La comptabilité mécanique », Mon Bureau, août 1921, p. 554-556. Le journaliste recommande, aux lecteurs qui veulent en savoir plus sur les applications de grande envergure, de consulter les rapports de la Commission on Economy and Efficiency (Washington, 1912), qui a enquêté auprès de multiples utilisateurs. John R. Peirce, inventeur New-Yorkais, sera bientôt absorbé par « Hollerith » (IBM). 139 P.-G. Marietti, La Statistique Générale en France, Paris, PUF, 1948. Les effectifs de la SGF ne progresseront pas entre 1913 et la fin des années 1930. 59 Sorbonne et de l’École normale supérieure en ont très peu 140 . À l’ENS, le grand laboratoire de physique dirigé par Bloch en possède une seule, une machine électrique (alors qu’il dispose de nombreux équipements dont sept spectrographes). Le laboratoire de physique théorique et céleste de la Sorbonne (Bruhat) est en fait installé chez Bloch à l’ENS et partage son matériel. Le laboratoire de mécanique de la Sorbonne possède « un petit modèle de la machine imaginée par M. Torres, qui permet de résoudre les équations du second degré à coefficients imaginaires141. » Mais cette machine semble considérée comme une curiosité scientifique ou un procédé pédagogique, plutôt que comme un instrument de recherche. Dans le secteur privé, il faut considérer la taille des firmes et les méthodes managériales. La structure de l’industrie française fait que seul un nombre limité de grandes entreprises sont assez riches pour s’offrir de coûteux ensembles à cartes perforées : parmi elles, on trouve les quelques sociétés issues de grands regroupements des années 1920 (Kuhlmann, Alsthom) et surtout les firmes grandies par croissance interne (Renault, Citroën, etc.) 142 . La formule préférée des industriels français pour limiter la concurrence, les réseaux de participations assorties d’ententes sur les prix, ne produit aucun effet de taille favorisant l’installation d’un atelier mécanographique « lourd ». Même chose dans le secteur bancaire : la plupart des 276 banques françaises existant en 1929 n’ont ni les moyens, ni sans doute le besoin de s’équiper en matériel à cartes ; l’hécatombe des banques locales, pour employer l’expression de Jean Bouvier, transformera ce marché pendant la décennie suivante. D’autre part, les moyens mécaniques de gestion n’ont de raison d’être que dans le cadre de méthodes managériales nécessitant des données comptables précises, détaillées, tenues à jour, permettant de projeter des tendances. Or, même dans les grandes organisations, ces méthodes managériales semblent n’être assimilées que lentement et partiellement143. Quant à l’esprit qui règne dans les PME, marché de masse des caisses enregistreuses, citons cette description pittoresque, extraite d’une histoire officielle de 140 Cette faiblesse de la demande de calcul dans la recherche-développement française sous la IIIe République est analysée en détail dans P. Mounier-Kuhn, L’Informatique en France, de la seconde guerre mondiale au Plan Calcul. L’émergence d’une science, Paris, PUPS, 2010, partie I. 141 M. d’Ocagne, « Histoire des machines à calculer », compte-rendu de la séance publique du 5 juin 1920, Bulletin de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, 1920, p. 567. 142 F. Caron, Histoire économique de la France, XIXe-XXe siècles, Paris, A. Colin, 1995, p. 211-225 ; M. Lévy-Leboyer, « La grande entreprise : un modèle français ? », dans M. Lévy-Leboyer et de J.-C. Casanova (dir.), Entre l’État et le Marché. L’Économie française, des Années 1880 à nos Jours, Paris, Gallimard, 1991. 143 Ce contexte a fait l’objet des recherches d’Aimée Moutet : Les Logiques de l’entreprise. La rationalisation dans l’industrie française de l’entre-deux-guerres, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997. 60 NCR certainement inspirée par l’expérience vécue des représentant de commerce, et à laquelle on associerait volontiers l’autorité d’Arletty ou la bouille de Michel Simon144 : « France, with her intense individualism and great number of personnally-owned businesses, would seem an excellent territory for cash registers, and would be, but for one factor – Madame. Madame in France handles the cash ; little in the boutique can escape her eagle glance. She supervises everything, including Monsieur. Madame will not abdicate, and the cash register has not yet conquered her. The more credit to those who have already sold some 30 000 machines in that fair land. » La situation de dépendance ne semble d’ailleurs pas poser durablement de problème politique. La nationalité des firmes, que nous identifions dans cette étude, est peu présente dans l’esprit des acteurs de l’époque, mis à part les concurrents directs. La plupart du temps, les consommateurs prêtent peu d’attention à l’origine nationale des entreprises dont ils achètent les produits. D’autant que la nationalité des constructeurs ou des brevets est souvent masquée par celle du distributeur local. Beaucoup plus important est l’aspect familier d’une marque, la confiance qu’on lui donne en fonction de sa visibilité et de l’expérience collective qu’en ont les consommateurs. Expérience collective sur laquelle joue la publicité, lorsqu’elle met en scène un « ami » ou un « prescripteur » fictifs qui recommandent le produit. Il en ira de même tout au long du XXe siècle : que Philips soit une maison néerlandaise ou IBM une firme américaine ne sera généralement qu’une donnée très secondaire, voire souvent absente dans les représentations des acquéreurs de matériels – sauf parfois dans les administrations publiques lorsque l’État imposera une préférence nationale. Calculateurs types Arithmomètre ou Odhner et concurrents 1810 1820 1830 1840 1850 1860 1870 1880 1890 1900 Saxonia additionneur Roth (Thomas, puis Payen) Layton Burckhardt Arithmomètre Odhner Arithmaurel Brunsviga Dactyle calculateurs Schwilgué Burroughs Comptometer Comptograph NCR Millionnaire clone d'Arithmomètre Thomas clone d'Odhner en jaune : délai entre le dépôt du 1er brevet et l'industrialisation Figure 27. Calculateurs types Arithmomètre ou Odhner et concurrents au XIXe siècle. Le tableau ne mentionne pas les nombreux autres inventeurs de machines à calculer (Babbage, Staffel, Stern, etc.) qui n’ont pas eu d’impact sur le marché. (tableau adapté à partir de Ezrdr/Serge Roubé). 144 T. Armstrong, Our Company. NCR, Dayton, Ohio, NCR, 1949. Il faudrait pousser l’enquête, notamment en étudiant les pratiques comptables de la boutique (l’entraînement au calcul mental, acquis en France à l’école primaire, ne rend-il pas inutile l’acquisition d’une machine ?) ; et les raisons de ne pas investir dans ce type d’équipement (raisons économiques, fiscales, socio-culturelles). 61 Conclusion Tentons une synthèse de ces diverses trajectoires. Dans la première moitié du XIXe siècle en Europe, des inventeurs ont élaboré des instruments de calcul selon un régime d’innovation très semblable à celui de leurs prédécesseurs des deux siècles précédents. Le fabricant était toujours un horloger, seule profession maîtrisant à l’époque les techniques et les savoirs de la mécanique de précision. L’inventeur était nécessairement un passionné de mathématiques appliquées, soit horloger lui-même, soit concepteur non mécanicien, donc obligé de sous-traiter la fabrication à un artisan. La difficulté était alors de trouver les meilleurs horlogers, seuls capables de réaliser un calculateur, machine encore bien plus complexe qu’une pendule et soumise à de plus fortes contraintes mécaniques. L’invention d’un calculateur était pour la plupart d’entre eux une activité secondaire à côté de leur vie professionnelle, une passion répondant autant à des besoins réels qu’au goût quasi-artistique de l’innovation et au désir de participer au Progrès. La reconnaissance de la valeur de l’invention passait toujours par l’obtention de brevets, successeurs directs des patentes du XVIIIe siècle, par l’expertise des académies et des sociétés savantes qui décernaient des prix ; et, chose plus nouvelle, par la participation aux grandes expositions industrielles qui, elles aussi, expertisaient les machines, les mettaient en concurrence pour des médailles d’or ou d’argent, leur assuraient une vaste publicité et les faisaient connaître notamment dans les milieux professionnels susceptibles de les acquérir. À partir de 1840, inventeurs et brevets se font soudain plus nombreux, plus fréquents : une dizaine de machines apparaissent à peu près simultanément en Europe. Leurs inventeurs ne sont plus des « savants » académiques, à l’exception notable de Babbage, mais des horlogers encore ou des professionnels d’autres secteurs. La plupart sont des récidivistes de l’invention, qui développent et brevettent non seulement des calculatrices, mais aussi d’autres nouveautés. Soulignons aussi la jeunesse de certains de ces inventeurs : Maurel et Jayet, Léon Bollée, ont moins de 20 ans lorsqu’ils développent leurs premières machines – comme Pascal deux siècles plus tôt. L’arithmomètre n’est encore que l’une des calculatrices en concurrence. Pourquoi est-ce lui qui s’imposera sur le marché dans la seconde moitié du XIXe siècle ? Deux explications me semblent décisives : - d’une part, la richesse de Thomas, qui garantit du temps, qui permet de perfectionner la machine dans la durée, de trouver de bons sous-traitants et de passer des échecs par pertes et profits, de financer des fabrications et des stocks, de distribuer des exemplaires gratuitement en attendant que le marché mûrisse ; - d’autre part, la qualité technique de l’arithmomètre, non seulement l’intelligence de sa conception mécanique, mais aussi le compromis qu’il réalise entre les performances et la simplicité d’usage, et qui convainc des utilisateurs dans des secteurs variés. 62 Les utilisateurs mettent en effet longtemps à adopter la machine. On peut vraisemblablement appliquer le schéma bien connu des économistes : les clients potentiels sont incertains quant à l’efficacité d’une nouvelle technique par rapport à son coût global ; ils peuvent donc avoir intérêt à attendre que des modèles d’organisation adaptés et des « savoirs tacites » s’élaborent, tandis que la machine bénéficie de perfectionnements. Autant qu’on le sache, Thomas y remédie en pratiquant la mise à l’essai gratuite de l’arithmomètre (méthode commerciale qui deviendra courante dans l’économie des progiciels à la fin du XXe siècle) et en diffusant les rapports d’experts qui en garantissent les avantages. Thomas est un financier entreprenant qui met sa fortune au service de deux ambitions : vivre noblement, comme un fermier général du XVIIIe siècle, et développer une machine à calculer répondant aux besoins des organisations et des techniques modernes, avec une véritable vision du potentiel d’expansion de ces machines. Tout cela n’en fait pas un industriel – même s’il est conscient, en principe, de la nécessité de produire en longue série pour abaisser les coûts. Il sait créer des sociétés et des produits d’assurance, non des usines de mécanique. Il ne profite pas des possibilités de recruter des ingénieurs et d’utiliser ses relations avec la haute banque pour investir. Sans doute n’en éprouve-t-il ni le besoin, ni le désir. D’où la dimension artisanale que conservera jusqu’au bout la fabrication de l’arithmomètre. Au fond, ce calculateur est un peu sa danseuse : Thomas a ainsi concilié les deux emplois opposés par Beaumarchais. L’arithmomètre n’en est pas moins la première machine à calculer qui fasse vivre une entreprise – Thomas, puis Payen – dont elle est le seul produit. Elle est sans doute aussi la seule dans l’histoire de l’informatique qui ait été utilisée aussi longtemps, pendant près d’une centaine d’années. Et en majorité hors de France, 60 % de la production étant exportée dans les années 1870. À la fin du XIXe siècle, l’irruption de nouveaux entrants vient balayer cette prédominance et marginalise la production française. Ces nouveaux entrants sont, eux, des industriels et non plus des artisans, au sens où leurs machines à calculer sont conçues pour être produites en série dans leurs usines. La concurrence est désormais intense entre une dizaine de constructeurs, principalement russes, allemands et américains, secondairement suisses, anglais et français. Le nombre de brevets fait un nouveau bond. En France la fabrication, jusque-là assurée par des ateliers d’horlogerie et d’instruments scientifiques presque toujours parisiens 145 , passe à d’autres types d’entreprises, de taille moyenne, souvent provinciales, qui prennent le relais à la fin du siècle : mécanique lourde s’étendant à la mécanique de précision (tentative de Bollée), matériels de télécommunications, de photo-cinéma et de reproduction sonore (Darras, 145 Le Dictionnaire des fabricants français d'instruments de mesure du XVe au XIXe siècle, de Franck Marcelin, ignore la plupart des fabricants mentionnés dans le présent article : la production de calculatrices ne se confond donc pas avec celle des instruments de mesure. Sur ce secteur en général, voir Francis Gires (dir.), Encyclopédie des instruments de l’enseignement de la physique du XVIIIe au milieu du XXe siècle, ASEISTE, 2016, p. 148-49. Là aussi, l’index des noms ne mentionne aucun de nos constructeurs de calculatrices, d’autant que ce livre exclut de son investigation la fabrication horlogère. 63 Chateau Frères, plus tard Vaucanson), où l’horlogerie n’est, quand elle y existe, qu’une activité parmi d’autres. On ne voit cependant pas de plus grandes entreprises, comme la Compagnie des Compteurs dont le métier est pourtant proche, s’y investir146. Avançons trois explications à cette non-diversification : la demande de compteurs de gaz, d’eau et bientôt d’électricité croît rapidement et suffit à remplir le carnet de commandes d’une telle entreprise147 ; sur le plan du process de production, la fabrication de calculateurs est nettement plus complexe que celle des compteurs ; et il n’y a pas non plus de synergie commerciale entre ces types de produits – beaucoup moins qu’avec les instruments scientifiques. S’il y a toujours des inventeurs français, parfois brillants, le gros de la production au début du XXe siècle se fait sous licence étrangère (Odhner, Brunsviga, NCR, etc.). Cette dépendance croissante envers les techniques étrangères ne semble d’ailleurs pas perçue comme un problème, jusqu’à la Grande Guerre qui montre brutalement les inconvénients de ne pas maîtriser des technologies cruciales, en mécanique comme en chimie. Si l’approvisionnement en machines à calculer ne manque pas dans l’effort de guerre, le conflit inspire un patriotisme économique qui, après la victoire, touchera aussi ce petit secteur. Ce nouveau patriotisme économique se manifeste en 1920, à l’initiative de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Célébrer le centenaire de l’arithmomètre, au succès duquel elle avait contribué, fournit à la SEIN l’occasion d’organiser une exposition de machines à traiter l’information et un cycle de conférences où l’histoire sert à inspirer l’avenir. Par la voix des conférenciers, relayée par la presse, elle appelle les entrepreneurs français, non seulement à s’équiper en machines modernes, mais surtout à investir dans le développement et l’industrialisation de ces techniques, dont la maîtrise dans le cadre national commence à être perçue comme stratégique au niveau des organisations. Il n’est pas abusif, dans une perspective historique, de considérer cette grande manifestation comme le point de départ d’un siècle de politiques industrielles en faveur des technologies du traitement de l’information : soutien de l’État ou d’investisseurs privés au développement de plusieurs machines et de la compagnie Bull, dans les années 1920 et 1930 ; puis au « calcul électronique » à partir de 1947, Plan Calcul vingt ans plus tard, réseaux numériques et « filière électronique » ensuite, jusqu’aux préoccupations actuelles de « souveraineté » en matière de calcul intensif, de systèmes d’exploitation, de moteurs de recherche, de données et d’intelligence artificielle. 146 Sur le patronat français au XIXe siècle, voir notamment Les Patrons du Second Empire 1. D. Barjot, ed., Anjou, Normandie, Maine; 2. P. Jobert, ed., Bourgogne; 3. J.-L. Mayaud, Franche-Comté; 4. N. Stoskopf, Alsace (Institut d'histoire moderne et contemporaine, 1991-1994), 147 Paulette Giguel, Le Parcours centenaire de la Compagnie des Compteurs. Une illustration des stratégies de développement de l’industrie française 1872-1987, Presses Universitaires de Rennes, 2014. Le début de cette thèse décrit le monde de la petite entreprise mécanique parisienne et de l’innovation d’atelier. 64 Au-delà des divers parcours d’inventeurs et d’entreprises, l’histoire de l’industrie naissante des calculatrices s’articule ainsi avec l’histoire politique comme avec l’histoire des représentations. On a vu la glorification du génie inventif, expression idéale de la civilisation et moteur du Progrès, particulièrement exalté dans l’Histoire des nombres et de la numération mécanique de Jacomy-Régnier, mais aussi dans les autres textes promotionnels et rapports que nous avons mentionnés, comme dans Jules Verne et ses anticipations. On a vu, également dans l’esprit de Thomas de Colmar et de ses porteparole, la vision d’une société future imprégnée de calcul, donc d’un vaste marché potentiel pour l’arithmomètre – certainement 10 000, voire « un million », associée à la conviction qu’une production en grande série permettrait de réduire le prix de revient, donc de diffuser les machines à une clientèle toujours plus large. On a observé enfin le processus de promotion d’une machine innovante à l’époque, où l’État jouait un rôle important avant le stade de l’industrialisation, mais hors de toute forme de dirigisme : évaluation d’une invention par un comité de l’Académie des Sciences et par la Société d’encouragement, expositions industrielles, concours, prix – tous évènements qui procurent de la notoriété, notamment en suscitant des articles dans une presse qui touche désormais des centaines de milliers de lecteurs. Les réserves de Thomas de Colmar quant à l’utilité de ces distinctions expriment peut-être son dépit de ne pas avoir été toujours classé premier, certainement l’assurance de ce riche financier de pouvoir établir sa machine sur le marché par ses propres moyens, et aussi cette observation réaliste : rapports favorables et médailles prestigieuses ne doivent pas faire oublier à l’inventeur que l’essentiel reste à faire ensuite pour industrialiser et commercialiser son œuvre. On peut s’étonner de cet apparent paradoxe : les deux premières calculatrices commercialisées dans l’histoire ont été inventées par deux hommes qui avaient en commun de n’être pas mécaniciens, mais respectivement médecin et financier. Techniciens au sens large, oui, puisqu’ils étaient capables de concevoir un appareil complexe dans la totalité de son architecture. Mais ni Roth, ni Thomas ne l’ont construit, n’ont été accaparés par les « détails » de la taille des engrenages ou de l’ajustage des pièces, détails qu’ils sous-traitaient aux horlogers. On est tenté de songer que c’est précisément cette distance par rapport aux techniques de construction qui leur a permis de réaliser des machines répondant bien aux besoins de l’époque ; ce qui illustrerait les avantages de la division du travail entre conception et fabrication. Mais Maurel et Jayet, bien que mécaniciens, ont eux aussi confié à des ateliers spécialisés la réalisation du chef d’œuvre de complexité qu’ils ont élaboré. On ne saura jamais, bien sûr, dans quelle mesure les discussions entre Roth ou Thomas et les horlogers qui construisaient leurs machines ont inspiré les multiples améliorations qui ont fait de celles-ci des produits viables148. 148 Matthew L. Jones, op. cit., souligne l’importance de ces collaborations dans les partenariats entre savants et horlogers qu’il analyse pour la période antérieure – tout en montrant qu’ils n’ont jamais dépassé le stade du prototype. 65 Quelles stratégies pouvaient envisager des inventeurs pour faire accepter, sur un marché émergent, des machines radicalement nouvelles ? Dans quelle mesure peut-on, d’ailleurs, qualifier ce marché d’ « émergent » ? Les besoins de calcul ne cessaient de croître depuis deux siècles, et, avec eux, une foule croissante de personnes formées à l’usage de l’arithmétique. Il s’agissait de leur vendre un moyen nouveau plus que de créer le besoin. Les calculatrices mécaniques étaient d’apprentissage facile – beaucoup plus facile que ne le sera, un siècle plus tard, celui des premiers ordinateurs. Le problème tenait à leur prix, déterminé par la complexité plus ou moins grande des machines, par les longues recherches nécessaires à leur développement, par le coût des brevets et par leur fabrication exigeant des ouvriers hautement qualifiés. Les stratégies varient alors sur un éventail des possibles : Offrir, comme Roth, une machine « bas de gamme », de bonne qualité mais aux possibilités limitées, à un prix modique (60 F) permettant une commercialisation et un amortissement rapides. Viser des performances plus élevées à un prix cinq fois supérieur, comme Thomas, qui était conscient du temps et des moyens financiers qu’il faudrait consacrer à la mise au point de la machine et à la séduction des clients potentiels – donc en travaillant plusieurs années à perte et en s’appuyant sur d’autres sources de revenus. Développer un super-calculateur comme l’Arithmaurel, en se finançant par le mécénat et les récompenses aux inventeurs méritants, en espérant des commandes de gros clients. L’expérience montre qu’il vaut mieux travailler dès le départ avec un gros client qui finance le développement et définit les besoins (c’est ce que font Babbage avec la Royal Society, les Scheutz avec le General Register Office britannique, ou cent ans plus tard Control Data avec les grandes agences gouvernementales américaines). L’échec commercial de calculatrices aussi profondément innovantes que l’Arithmaurel ou la machine de Bollée confirme, s’il en était encore besoin, que l’invention technique ou la performance en elle-même n’est pas le moteur de l’histoire et que « le marché » ne sélectionne pas automatiquement le « meilleur produit ». À l’inverse, la réussite de l’Arithmomètre illustre l’importance décisive de « l’acteurréseau » qui parvient à organiser une « configuration innovante » durable. Après son invention en 1820, Thomas a laissé dormir sa machine pendant deux longues décennies, puis a su profiter d’un marché stimulé par des concurrents. Rien n’est plus difficile pour un entrepreneur que de créer son marché. Thomas a à la fois profité de la dynamique initiée par Roth et contribué à former le marché en diffusant gratuitement ses premiers arithmomètres – luxe que lui permettaient les revenus de ses compagnies d’assurance. Ce modèle se retrouvera, avec des variantes, dans certains épisodes de l’histoire de l’informatique. Assureur fondant une entreprise de matériel informatique (avant la lettre), Thomas a inauguré un modèle économique qui va se reproduire ensuite. Au début du XXe siècle, la compagnie d’assurance britannique Prudential acquiert la licence de machines à cartes perforées de l’inventeur Américain James Powers et fonde une entreprise, PowersSAMAS, qui sera pendant cinquante ans l’un des rares concurrents d’IBM en Europe. Peu après, un ingénieur norvégien travaillant pour une compagnie d’assurance, Fredrik 66 R. Bull, développe lui aussi un ensemble de machines à cartes perforées qui seront industrialisées dans divers pays d’Europe avec le soutien financier de plusieurs grands clients. Ces investissements se comprennent si l’on considère que, au long du XXe siècle, le secteur de l’assurance représente environ 15 % du marché mondial des matériels de traitement de l’information, une part du même ordre de grandeur que celle des banques. Dans Le Choix de la révolution industrielle, Michel Cotte a montré comment, dans la France des années 1820-1830, pays émergent face à la puissance britannique, le défi de l’industrialisation fut relevé par les premiers ingénieurs civils français tels les frères Seguin : l’adaptation innovante d’idées venues de l’extérieur, puis leur intégration dans les savoir-faire techniques régionaux, dans les possibilités de financement et dans les stratégies de chacun, ont constitué le processus d’industrialisation149. Comme on l’a vu dans notre article, ce schéma ne s’applique pas au secteur spécifique de l’industrie française des machines à calculer au cours de la première industrialisation – c’est en Allemagne qu’on le voit à l’œuvre dans les années 1880. Il s’appliquera bien, en revanche, au XXe siècle, quand des Français s’efforceront de regagner une autonomie technique et économique en mécanographie, puis en informatique. Les problèmes stratégiques seront essentiellement les mêmes qu’au temps de la mécanisation drapière ou des chaudières à vapeur : comment une puissance moyenne, dont une partie des dirigeants sont soucieux de lui conserver un rang international, peut-elle maîtriser les savoirs cruciaux et les technologies génériques, regagner du terrain, identifier les voies d’avenir ? Sans verser dans une version héroïcisante de l’histoire, l’une des réponses est certainement suggérée par la personnalité même de Thomas de Colmar qui mériterait qu’on lui consacre une véritable biographie : après tout, il n’est pas courant de voir un entrepreneur capable, non seulement de créer plusieurs firmes qui réussissent sur la longue durée, mais de fonder deux secteurs industriels – l’assurance en France et le calcul au niveau mondial. 149 Michel Cotte, Le Choix de la révolution industrielle : les entreprises de Marc Seguin et de ses frères (1815-1835), Rennes, PUR, collection Carnot, 2007. 67